L’avenir de la EdTech – Interview du Dr. Laurent Alexandre

“On va vers une gravité croissante des inégalités intellectuelles”. 

C’est ce que le Dr. Laurent Alexandre soutien depuis plusieurs années, et c’est ce qu’il m’a rappelé lors de notre échange, que j’ai eu la chance de mener autour de la question de la place des nouvelles technologies dans l’education. 

C’est un vaste sujet qui me passionne et dont j’ai naturellement fais la problématique de mon mémoire de fin d’études. Je n’en suis qu’aux prémices, mais dans l’attente de vous le partager, laissez moi vous mettre l’eau à la bouche avec cet extrait d’interview de notre expert national en intelligence artificielle.

Livre de Donald Miller "Building a Story Brand"

Quelle est votre définition de l’intelligence ?

C’est ce qui permet de résoudre des problèmes et c’est ce qui permet de prendre le pouvoir (religieux, scientifique, politique, économique, industriel…). 

On va vers un énorme décalage entre les technologies et les modèles éducatifs, vous parlez de gap cognitif. Va-t-on vers une « idiocratie » ? 

On va vers une gravité croissante des inégalités intellectuelles. En 1850, il y avait du boulot pour tout le monde, y compris les plus cons. En 2050 ça sera moins le cas, il y aura moins besoin d’abrutis dans le tissu économique. Donc on va vers un système à deux vitesses. Y. N. Harari l’avait décrit dans Homo Deus, il y aura des dieux et des inutiles: des dieux qui maitrisent les technologies et des inutiles qui ne les maitrisent pas. Je m’étais opposé à cette vision d’Harari dans une conférence à Polytechnique où on a inversé mes propos en changeant l’ordre des phrases (d’ailleurs ma conférence a été mise dans le documentaire Hold-up dans lequel on me fait dire le contraire de ce que j’avais dis). J’avais donc dis aux polytechniciens que pour éviter le cauchemar décrit pas Harari, il faut qu’on se batte pour mettre au point des technologies éducatives qui réduisent des inégalités intellectuelles.

Les inégalités intellectuelles seront de plus en plus dramatiques dans une économie complexe. On voit bien aujourd’hui que c’est compliqué de réfléchir à l’épidémie du covid-19 quand on ne comprend pas ce qu’est un ARN messager. Plus le monde devient technologique, plus il est difficile pour les citoyens de comprendre ses enjeux. Un manque de culture tech, scientifique, et d’aptitudes pour comprendre la complexité des choses c’est aussi l’un des moteurs du complotisme d’ailleurs. Donc en effet, je pense qu’on va clairement vers des difficultés, car le monde est plus complexe qu’avant et la capacité des gens à comprendre sa complexité ne grandit pas, car leur niveau intellectuel ne s’accroît pas. 

On voit fleurir des plateformes numériques d’accompagnement scolaire comme Wiloki, Kartable ou Lilo par exemple. 

En effet, mais on a jamais regardé si ca marchait vraiment. Pour voir si elles fonctionnent il faudrait tirer au sort 10 000 enfants, en mettre la moitié sur Wiloki par exemple, et laisser l’autre moitié sans ses plateformes numériques, regarder l”évolution dans le temps et observer le résultat. On a pas encore prouvé que cela changeait le niveau des gamins à l’école.

Faudrait-il intégrer une sensibilisation à l’IA dès l’école ?

Il serait super de les former à comprendre les enjeux de l’intelligence artificielle, mais ils ne les comprendraient pas pour la majorité. Je te rappelle que 30% des français et 35% des italiens quittent le système scolaire sans être capable de lire et de resumer une texte simple de 5 lignes. Si ⅓ des enfants ne savent pas résumer un texte ultra simple quand ils quittent l’école, ils ne seront pas capable de comprendre le machine learning. La plupart des gamins font trois fautes par ligne de SMS, ça sera compliqué de leur expliquer le deep learning, donc il faut fixer à l’Éducation des objectifs réalistes sinon les gamins seront malheureux. 

Avec 90% de réussite au bac en France, comment faut-il faire pour que les universités ne deviennent pas des « poubelles géantes » pour reprendre vos termes ?

La plupart des gamins à la fac ne sont pas capable de suivre des études universitaires, c’est d’ailleurs ce qui a contribué à l’effondrement du niveau. Donc je suis favorable au système suisse : ⅓ des gamins vont à la fac et les autres en apprentissage. Il faut un tronc jusqu’à 16 ans, mais je trouve qu’il est sadique d’envoyer à l’université des enfants qui vont y échouer et qui en sortiront avec un diplôme en chocolat. En Suisse, les gamins qui vont dans le système d’apprentissage sont plus heureux, ils font des boulots techniques dans lequel ils se débrouillent bien et où ils sont mieux payés qu’en France. Il n’y a pas la frustration qu’entraîne le système français où plein de gamins ont un faux bac+5 qui est un permis direct pour pôle emploi. 

Tester les gens à l’entrée des entretiens d’embauche par exemple, est-ce une solution efficace pour compenser ce bac et ces diplômes qui sont de moins en moins révélateurs du niveau ?

C’est effectivement déjà ce que font certaines entreprises. Comme les diplômes universitaires ne valent rien, les entreprises évaluent les gens lors de l’embauche. Aujourd’hui, ou on arrive à presque 100% de réussite au bac, donc avec la montée des entrées en fac, on va avoir une poursuite de l’effondrement du niveau, et des gamins de plus en plus malheureux d’avoir des diplômes universitaires qui les conduisent directement à Deliveroo ou Uber pour schématiser. Des gamins qui en voudront beaucoup à la société, car ils ne comprendront pas pourquoi ils sont livreurs alors qu’ils ont un Master 2 en Sociologie par exemple. Et cela sera une source de frustration politique extrêmement importante. 

Si on se projette, comment voyez-vous l’Enseignement dans une société où les implants de Neuralink, seraient accessibles au plus grand nombre ?

D’abord il faudrait que ces neuro-technologies fonctionnent. Pour l’instant, Neuralink va experimenter sa techno chez les malades, et probablement dans les mois qui viennent chez les patients non malades, mais on en est pas là.

Admettons que ces technologies permettent d’augmenter les capacités cognitives dans le futur, on aurait plusieurs problèmes. Comment s’assurer que tout le monde y ait accès ? Que fait-on des gamins dont les parents, pour des raisons religieuses, refusent l’augmentation ? Comment la sécurité sociale la rembourserait-elle ? Est-ce que politiquement on choisit de réserver les implants aux gamins les moins intelligents, et on interdit aux plus intelligents d’être implantés pour réduire les inégalités ? Un peu comme l’imposition des plus riches diminue les écarts entre les plus riches et les plus pauvres ? Est-ce qu’on met un impôt cognitif en bridant les implants des gamins les plus malins ? Comment règle-t-on la possibilité que les implants marchent mieux chez les gamins intelligents que sur les moins intelligents et augmentent ces écarts ? Comme l’entraînement sportif améliore plus les performance des gens qui ont génétiquement de bons muscles que ceux qui ont de mauvais muscles. L’entraînement sportif ne diminue pas les écarts sportifs, il les augmente.

Toutes ces questions se posent et vont nous occuper tout au long du siècle, dans l’hypothèse ou ces technologies fonctionnent. D’abord parce qu’elles permettraient des manipulations cérébrales, comme une dictature cérébrale, par exemple, si la Chine utilisait ces implants Neuralink sur les Ouïghours.

 Vers où irait le rôle des professeurs dans le cas où les écoles seraient assistées par l’intelligence artificielle selon vous ?

On peut imaginer que les enseignants deviennent des managers cérébraux, des coachs cognitifs au-delà de ce qu’ils sont aujourd’hui, et qu’ils paramètrent les implants intra-cérébraux par exemple. On peut se demander : quel type de professeurs faudrait-il ? Plutôt des ingénieurs que des professeurs à mon avis, car on parle d’un métier d’enseignant 2.0 plus compliqué que le métier actuel. On a un siècle de débat sur l’évolution du statut de professeur. En tout cas, ce n’est pas l’enseignant d’aujourd’hui qui va remplir ce rôle (je ne parle pas des professeurs de Normale Sup’ ou HEC).

Vous avez des enfants, comment les aidez-vous face à ces perspectives d’avenir ?

Je veille à ce qu’ils lisent beaucoup et à ce qu’il aient une bonne culture générale, notamment une bonne culture générale historique. Les humanités sont les choses les plus importantes à avoir à l’ère de l’intelligence artificielle, c’est ma conviction depuis toujours. Donc j’essaie de faire en sorte que mes enfants aient de bonnes connaissances historiques. Plus la société est complexe, plus il faut bien connaître son histoire pour bien se débrouiller dans le monde qui vient. 

Comment entretenez-vous votre cerveau ?

Je lis beaucoup, je travaille beaucoup, je débat beaucoup. Je lis des milliers de livres par an, je suis un lecteur ultra rapide. Surtout des livres d’Histoire.

À la vitesse à laquelle les choses avancent, y aura-t-il une réédition de La guerre des intelligences ?

Il faudrait en effet que je le réécrive. J’ai déjà réadapté La mort de la mort aux évolutions, mais un jour je devrai faire une version 2.0 de La guerre des intelligences en effet. 

 

Camille Goirand

 

 

Si ce thème vous intéresse, je vous invite à lire les ouvrages du Dr. Laurent Alexandre, et à le suivre sur twitter : @dr_l_alexandre.