Michel Serres, ou le philosophe de la révolution numérique

Michel Serres,

ou le philosophe

de la révolution numérique

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Professeur et philosophe, connu et reconnu aujourd’hui comme auteur de l’ouvrage « Petite Poucette » annonçant la naissance de l’homo numericus, Michel Serres vient de disparaitre à l’âge de 88 ans le 1er juin dernier. Son parcours et son œuvre auront été ceux d’un philosophe atypique, autant à l’aise à l’écrit qu’à l’oral, invité fréquemment sur les plateaux et dans les colloques : sa voix douce et chantante, et ses idées claires et pleines de sagesse, faisaient merveille. C’est cette voix et cet esprit que je souhaite présenter dans cet article.

Passant des sciences de l’Homme et celles de la nature, dépouillant son discours vers un langage et des idées accessibles, Michel Serres aura donné à la philosophie un visage plus humain, plus naturel. Pour parler de l’esprit et du corps, de la musique, de l’agriculture, de la nature et de l’immatériel. Afin d’apprendre du passé mais surtout se tourner vers l’avenir. Et d’affirmer que sans changement, sans transformation, toute entité (être vivant, institution) est vouée à disparaitre.

 « Il y a deux manières d’être sot, c’est de faire n’importe quoi ou de faire toujours la même chose »

Ayant passé près de 40 ans à Stanford, il a vécu la naissance de la Silicon Valley et le démarrage de startups qu’on appelle GAFA aujourd’hui. Ses années d’enseignement lui ont fait porter une attention particulière à la question de l’éducation. Pour lui, l’enseignant devait faire en sorte de devenir transparent pour l’élève, pour l’amener à écouter et à penser par lui-même. A créer et inventer plutôt qu’à répéter, imiter. Devenir intelligent, en tirant partie des nouvelles technologies et de l’information accessibles pour se concentrer sur la création, l’invention, l’innovation, et finalement sur les seules valeurs qui vaillent, le bonheur, l’amour, la paix.

Auteur de près de 80 livres, Michel Serres a porté dans les médias ses idées, avec talent, humour et tendresse.

J’avais prévu de vous présenter plusieurs facettes de son œuvre et de ses idées, j’ai finalement renoncé au vu du nombre d’entretiens et d’intervention qu’on peut trouver sur le net en tapant son nom. Un de ces entretiens me semble représentatif de cet homme et il se suffit à lui-même, il donne un bon aperçu du personnage et des concepts qu’il manipule avec bonheur. Si vous avez une heure de disponible cette semaine, consacrez là à ce visionnage au lieu de passer ce temps devant une émission d’Hanouna ou de Barthès, vous ne le regretterez pas.

# 1 – « avec le numérique nous sommes condamnés à devenir intelligents »

Révolution numérique, robots, transhumanisme, IA, Michel Serres met en perspective ces bouleversements technologiques, majeurs mais qui ne mettent pas en danger l’homme, bien au contraire. Parce qu’il y a une différence entre l’information et le savoir. Et que la technique n’est qu’une externalisation des fonctions humaines, dont les robots ne sont que le dernier avatar. Il ne faut pas en avoir peur.

39ème édition du livre sur la place le 21 septembre 2017, entretien entre Franz-Olivier Giesbert

#2 – vous êtes encore là ?

Si vous avez aimé cette vidéo et que vous voulez en savoir plus sur les idées et les enseignements de Michel Serres, je m’en réjouis ! Voici donc pour les plus motivés et passionnés d’entre vous trois autres entretiens, d’époques et de sujets divers.

conférence sur l’innovation et le numérique , 29 janvier 2013, Université de la Sorbonne  :

Il y a 16 ans, Michel Serres explique l’impact de la 3eme révolution technologique sur les comportements humains, en trois volets : le rapport au temps, le rapport à l’espace, le rapport à la connaissance.

http://bit.ly/2WGNFa6

En guise de premier extrait, une information que je ne connaissais pas. Le « deus ordinator », de la théologie médiévale est à l’origine du mot, en français, « ordinateur » : dans les années 1950, la question se posait parmi les informaticiens de l’époque de savoir comment traduire « computer » en français. On ne pouvait pas utiliser « compteur », déjà pris par les compteurs à gaz ou autres objets. Le mot « ordinateur » apparait, sur la suggestion d’un historien spécialiste du moyen-âge tardif.

Ensuite, Michel Serres évoque la devise de Petite Poucette : « maintenant veut dire tenant en main le monde», avec le GPS, Google Earth, Wikipedia, les moteurs de recherche, les réseaux sociaux. En quatre appels, n’importe qui peut appeler n’importe qui dans le monde.

Plus tard, le philosophe explique qu’un nouvel espace est né avec les nouvelles technologies. On n’est plus dans un espace euclidien, on est dans un espace qui annule les distances. Ce nouvel espace est topologique, c’est celui du voisinage. Cela va impliquer des innovations extraordinaires du point de vue de nos institutions

Pour terminer, une version proche de cette conférence, en format texte : http://academie-francaise.fr/actualites/communication-de-m-michel-serres-0

La Grande Librairie, 28 février 2019, émission de François Busnel :

Présentation du livre « les morales espiègles », un mois avant sa mort. Une demi-heure de conversation à batons rompus pendant laquelle Michel Serres parle de sa jeunesse, de ses bonheurs, de Don Quichotte et de Cyrano de Bergerac

« Rien n’est pire que la tristesse »

« si on ne désobéit pas, on n’invente pas »

Radioscopie, émission du 5 mars 1980, Jacques Chancel :

Michel Serres décrypte les mécanismes de la communication, leur impact sur l’innovation et le changement

Sur l’intelligence

« Le changement, c’est la définition de l’intelligence. Dès que quelqu’un se répète, dès qu’une institution dit la même chose, dès qu’une société recommence dans le même sillon les mêmes habitudes, alors elle est morte. Si la science n’est pas morte, c’est qu’elle change »

« L’intelligence est autre chose que l’apprentissage. L’intelligence n’est pas en rapport avec la quantité de choses qu’on sait. Mais l’intelligence n’est pas très importante. Ce qui est appréciable, c’est la bonté et l’inventivité. Si l’intelligence est inventive, alors ça compte, c’est une adaptation au milieu dans lequel on survit. »

Sur la nature

« Aux écologistes qui préparent leur campagne , il serait bon qu’ils lisent le livre et qu’ils s’en inspirent. Nous aurons à nous souvenir demain, et avec quelque peine, de notre monde remuant, sonore et enfumé, de l’air puant, irrespirable des moteurs. Quelque chose est en train de mourir. On n’entend plus les bœufs patauger à la source, la pêche et la tomate ont perdu le goût et le moteur a pris l’ouie et l’odorat. »

Sur le corps et l’esprit

« Montaigne sent le terroir, le pinard de Bordeaux. Corneille sent Rouen, la Normandie »

« Il n’y a pas de différence entre être gourmand de pain et de mot. On parle comme on mange. La langue française est une belle langue parce que les français sont gourmands. Le bien manger et le bien parler sont frères »

# une vision joyeuse et optimiste de l’avenir

En guise de conclusion, je ne résiste pas à l’envie de partager avec vous la vision joyeuse et optimiste qu’avait Michel Serres de l’avenir. On lui parle transhumanisme ? il sourit. Une question porte sur l’intelligence artificielle ? il évoque la légende du martyre de l’évêque Saint-Denis vers l’an 250, premier exemple d’externalisation de l’intelligence humaine, et donc première intelligence artificielle. La question des robots est abordée ? il parle d’une jeune secrétaire fraîchement sortie d’une grande école de commerce, sous forme d’apologue (court récit allégorique dont on tire une morale pratique). Le voici :

A l’heure de l’émergence des robots et du risque de disparition du travail, la question qui assaille l’humanité est aujourd’hui : « Que faire ? comment résister à cette déferlante à venir ? »

« Une jeune assistante diplômée est recrutée par le CEO d’une grande entreprise internationale ; les nouvelles technologies font qu’elle n’a en réalité aucune tâche à accomplir. Ses efforts pour dissimuler cette situation – elle fait semblant de travailler avec affairement – portent si bien leurs fruits que son chef, pour lui marquer son contentement, lui affecte au bout de six mois un assistant pour alléger sa charge. Or cet « assistant » est un robot. Le problème auquel est confrontée la jeune secrétaire semble insoluble : un robot peut être programmé pour accomplir un certain nombre de tâches et remplir un certain nombre de fonctions à la place de l’être humain – est-il possible de programmer un robot pour ne rien faire, ou mieux, pour qu’il fasse semblant de travailler ?

En réalité, il conviendrait d’observer que nous sommes entourés dans la nature d’êtres vivants mieux programmés que nous pour accomplir un certain nombre d’actions (beaucoup d’espèces animales sont douées par ailleurs d’une étonnante capacité d’adaptation à leur milieu) – ce qui distingue l’être humain, c’est qu’il est par essence « déprogrammé » et même non programmable : il n’est donc prisonnier d’aucun code lui assignant une fonction donnée et peut en permanence mobiliser en toute indépendance la totalité des capacités qui se refusent à une quelconque externalisation, et qu’il peut de ce fait appliquer à sa guise à la réalisation des fins qu’ils se donne à lui-même »

Tout un programme

Pour aller plus loin :

pour aller plus loin

Saint-Denis portant sa tête

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Pour aller plus loin :

Des articles récents d’étudiants du MBADMB traitent des sujets abordés dans cet article, lisez-les si ce n’est pas déjà fait  :

Et encore plus récemment, @Sandrine Holcher a relu « Petite Poucette », voici son article !

http://www.mbadmb.com/2019/08/04/ma-relecture-dete-petite-poucette/