Interview de Frédéric Lefret : L'importance de la communication politique digitale

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En janvier 2020, la promotion bordelaise du MBA DMB a eu la chance de suivre un cours sur la « Politique 2.0 » mené par Frédéric Lefret. Les enseignements de Frédéric m’ont particulièrement inspiré. Au vu du contexte actuel de la crise sanitaire du Covid-19, j’ai souhaité l’interviewer sur sa vision de la communication politique digitale et de son avenir. Découvrez son interview sans plus attendre.

Pouvez-vous vous présenter ? En quoi consiste votre activité ?

Bonjour, je suis Frédéric Lefret. Je fais du conseil en stratégie de marketing politique digital, l’objectif est de proposer à des clients des solutions pour répondre à la question « Comment faire pour emmener l’information directement auprès du citoyen ou de l’électeur ? » et cela à travers les moyens de communication numérique. Mais aussi « comment fait-on à travers tous ces canaux pour rendre cette communication cohérente ? ». J’inclue dans la communication numérique le mail, les sms, les sites web, les applications et les réseaux sociaux.

Pouvez-vous définir ce qu’est la communication politique ? Quel rôle le digital a-t-il en politique ?

La communication politique c’est de pouvoir présenter au plus grand nombre ses opinions, ses idées ou ses propositions en vue d’une élection ou pendant la durée d’un mandat. Dans le but de faire adhérer des citoyens ou des électeurs aux propositions véhiculées.
Avant on avait un type de communication « mass media ». C’est une communication assez compliquée car c’est diffusé à travers tous les médias. Cela touche un grand nombre de personne mais pour autant vous ne pouvez pas circonstancier le message ou l’adapter à une catégorie de personne.

La chance du numérique c’est qu’aujourd’hui on est capable d’apporter une information à une catégorie particulière de population, du moment où des cibles ont bien été identifiées. Cela peut être pour les commerçants ou les habitants de certaines rues par exemple.
Avant cela se faisait uniquement par papier dans les boîtes aux lettres, ce qui était assez facile quand vous aviez une petite ville. Pour une ville avec par exemple 40 000 boîtes aux lettres, faire des tracts différenciés sur les rues c’est impossible.

Le seul problème de la communication politique digitale en France, c’est que, 6 mois avant l’élection, il est interdit de faire du digital payant. Cela signifie que les partis politiques ou un candidat n’a le droit de faire que de l’organique. Par exemple avoir une page Facebook, un Instagram, un Twitter ou encore un Tiktok et publier sur ces comptes. Ce n’est pas possible d’aller chercher des personnes de façon payante avec de la publicité pour leur dire d’aller voir la page Facebook du candidat par exemple.
C’est contraire à tous les autres pays du monde où il est possible d’acheter de la publicité même le jour de l’élection. Autrement dit, même jusqu’à la dernière heure, un parti peut vous dire d’aller voter.

Quelles ont été les évolutions majeures en communication politique digitale ?

Elles sont assez nombreuses. Déjà il y a la proéminence des réseaux sociaux et le SMS, qui est assez important. Le taux d’ouverture du sms est de 98%. Comparativement au taux d’ouverture du mailing qui est de 11%.
Donc sur le web la tendance est essentiellement aux réseaux sociaux. La seule difficulté c’est qu’aujourd’hui nos politiques doivent comprendre que la communication sur les réseaux sociaux n’est pas la même selon le réseau social qu’on utilise.
Par exemple la vidéo. Tout d’abord 87% des internautes regardent les vidéos sans son, cela veut déjà dire qu’il faut mettre des sous-titres. La durée de la vidéo sur Twitter et Instagram est entre 22 et 30 sec, sur Facebook elle monte à 1min 30 ou encore sur Youtube à 2min40. Cela veut dire que rien que pour la vidéo, je suis obligé, selon le réseau social, de monter la vidéo de manière différente. Evidemment après il y a le contenu, qui ne sera pas du tout le même sur Twitter ou Tiktok par exemple. Cela nécessite donc des moyens, car il faut une équipe ou des personnes spécialisés pour adapter le contenu à chaque fois et faire une vraie communication digitale.

Par exemple aux Etats-Unis, les équipes du président actuel Donald Trump ont dépensé 56 000 $ en publicité digitale sur une thématique, ils ont fait plus de 1300 publicités différentes. Autrement dit, à chaque cible une publicité différentes, et c’est cela qui fonctionne.

Pensez-vous que la crise du covid-19 va conduire l’environnement politique à utiliser plus de digital ? Si oui, comment ?

Bien évidemment. On l’a vu aux Etats-Unis, où depuis le début de l’épidémie ils ont continué à faire la campagne pour les primaires présidentielles. Ils faisaient avant beaucoup de meetings, beaucoup d’actions de terrain et aussi du porte-à-porte. Maintenant que cela n’est plus possible, ils ont amplifié leur communication digitale sur les réseaux sociaux comme Twitter. Ils ont surtout utilisé le streaming (Twitch, Zoom ou encore Facebook Live), autrement dit ils font des réunions en ligne. Avec plus ou moins de réussite au début, mais cela commence à bien fonctionner.

En France, il n’y a que deux partis politiques qui ont continué à faire de la communication politique digitale, sur la forme pas le fond.
La France Insoumise a fait 2 manifestations virtuelles. Ce qui était bien fait techniquement, c’est que les équipes avaient prérédigé tous les tweets et posts Facebook, pour que chaque militant puisse annoncer cette manifestation, mais aussi pour la cultiver en publiant des posts qui étaient déjà prêts. Il y a un autre parti politique qui a fait de la communication politique digitale : Le Rassemblement National. On remarque d’ailleurs que c’est souvent les extrêmes qui sont les plus actifs. Ils ont beaucoup dépensé sur Facebook pour lever des fonds avec une campagne de dons.
Tous les autres partis, et même le parti majoritaire La République en Marche, n’ont pas fait de publicité digitale spécifique depuis la crise du covid-19. Ils n’ont fait que des posts.
On voit donc que la maturité du personnel politique sur la communication digitale n’est pas au rendez-vous.

Enfin, la crise du covid-19 va amener plus de digital pour plusieurs raisons. Environ 90% de la population était rivée sur son smartphone ou son ordinateur pendant le confinement, c’est alors un public captif pour les partis ou candidats. Cette crise sanitaire va accélérer la transformation digitale de la société ;

  • Plus de la moitié des salariés qui étaient en télé-travail souhaiteraient poursuivre hors contexte de la crise sanitaire
  • Plus de 30% des gens qui ont découvert le e-commerce veulent continuer à commander régulièrement
  • Cette transformation de la société va faire qu’il y aura plus de citoyens connectés, et donc l’offre digitale politique sera plus présente

Quelle analyse avez-vous sur la communication du gouvernement français face à la crise du covid-19 ?

Je pense que le gouvernement français a plaqué une communication « old-school » sur le digital.
Lorsque que l’on regarde les dépenses réalisées sur Facebook par le gouvernement, elles ont été réalisées pour des campagnes peu pertinentes.

Finalement c’est le seul pays de l’Union Européenne où on considère que la communication a été la plus mal faite. C’est en France que le taux d’insatisfaction et le taux de défiance du gouvernement dans son action sont les plus grands.

Comment imaginez-vous les prochaines élections ? Le vote en ligne peut-il être envisagé en France ? Ou recours à d’autres innovations ?

Alors, concernant le vote en ligne je dirais que techniquement oui mais culturellement non. Par exemple en Estonie, malgré le fait qu’il y ait le vote en ligne depuis environ 15 ans, il n’y a que 35% des estoniens qui votent en ligne. Alors que 100% le peuvent.
Techniquement et en termes de sécurité aujourd’hui ce n’est pas un problème. La difficulté c’est l’acculturation et surtout le fait qu’on ait une fracture numérique qu’on a encore plus remarqué pendant le confinement.
Pour autant, d’après des sondages, 56% des abstentionnistes seraient prêt à voter en ligne si c’était proposé, et concernant les 18-25 ans cela peut monter à 80%. C’est donc aussi une fracture culturelle. Pour beaucoup d’élus âgés le vote est sacré et doit se faire en physique.

Les innovations :

  • Concernant la publicité digitale il faudrait modifier la loi, même chose pour l’utilisation des données.
  • Les bots informatiques en politique existent déjà et cela a plutôt bien fonctionné mais peu de personnes l’utilisaient. Car encore une fois ce n’était pas possible de faire une publicité pour promouvoir ce bot.
  • Je pense que la réalité virtuelle (VR) et augmentée (AR) ont une vraie fonction et un vrai avenir dans la communication politique digitale. Le seul problème c’est que cela demande des moyens. Et en France, contrairement à d’autres pays on a des budgets limités. C’est possible entre des élections, mais pour des élections les budgets sont tellement bas que c’est compliqué. Par exemple l’hologramme de Jean-Luc Mélenchon qui avait été réalisé en 2017, était techniquement super. Le problème c’est qu’il y a eu plus de retombées sur l’innovation que le contenu en soit.
  • Concernant l’intelligence artificielle elle sera couplée aux bots ou à du prédictif.
  • Aujourd’hui je crois qu’il n’y a aucun candidat ou parti en France ni aux Etats-Unis, qui sont quand même les précurseurs, qui ont utilisé les assistants vocaux pour faire de la publicité politique digitale. Je pense qu’il y a quelque chose à faire avec mais le problème c’est de trouver qui aurait envie de demander à son assistant vocal des messages politiques.
    S’il y avait une vraie campagne de communication ce serait possible de faire du Home Voice.
    Concernant les podcasts, aux Etats-Unis, au Canada et en France on a des podcasts politique. Les seuls podcasts qui fonctionnent ce sont des podcasts qui sont vraiment scénarisés comme une vraie histoire.
    Par exemple aux Etats-Unis il y a des vrais podcasteurs politiques qui sont un peu comme des vedettes de journaux télévisés qui interviewent des candidats ou qui parlent de candidats mais avec un narratif très bien ficelé, comme si c’était un livre.

Finalement il y a le rôle des influenceurs en politique :
Les influenceurs c’est exactement la même chose que les médias. Et en plus un influenceur on ne le suit pas uniquement parce qu’il parle d’un candidat, on le suit avant. C’est parce que vous le suiviez avant que lorsqu’il parlera d’un candidat cela aura un impact. Les influenceurs font donc partie intégrante de la communication d’aujourd’hui et de demain c’est évident.
Encore une fois la stratégie pour l’influenceur est de parler d’un candidat intelligemment et au bon moment. De plus certains abonnés peuvent être réticents à ce que l’influenceur qu’il suit donne son avis politique, un peu comme pour les artistes.

Quels sont les pays les plus innovants en communication politique digitale ? Quels enseignements en tirer ?

En tête il y a les Etats-Unis, le Canada, l’Inde, l’Australie, la Nouvelle-Zélande ou encore le Royaume-Uni. Pour beaucoup ce sont des pays anglo-saxons. Pour les pays latins on en a deux en tête : l’Italie, avec l’ancien premier ministre italien Mateo Renzi qui est une vraie machine de guerre numérique. Il a des influenceurs, un compte sur Tiktok qui est très suivi.
Ensuite il y a l’Espagne qui a fait pas mal d’innovation politique. C’est un parti politique d’extrême gauche et contestataire qui a fait le plus d’innovation en marketing digital : Podemos.

Ce qui est assez étonnant c’est que dans beaucoup de pays d’Europe, les partis les plus avancés numériquement sont plutôt des partis contestataires. C’est-à-dire d’extrême droite ou gauche, mais ce sont eux les plus innovants. Parce que cela fait 20 ans qu’ils cultivent internet.
On s’aperçoit que les partis traditionnels ont du mal à passer au digital, ils n’ont pas cette culture numérique. Ils n’ont pas non plus la culture contestataire et restent plutôt dans une communication « old school ». Le jour où tout va changer c’est lorsque la génération des 18-25 ans, celle qui vote le moins, aura un candidat qui, de façon digitale, arrivera à les convaincre de voter. Pour rappel, la moitié des votants ont plus de 65 ans.

L’exception : l’Angleterre, où l’extrême droite ou l’extrême gauche n’est pas très présente digitalement.
Boris Johnson a réussi car il a été conseillé par les équipes de Donald Trump et aussi par le premier ministre Australien conservateur qui a une équipe de communicants qui ont 25 ans et qui ont révolutionnés la communication politique, en utilisant des mèmes, en diffusant fortement sur les réseaux sociaux et en comptant sur l’écho médiatique.

Les enseignements à tirer :

  • La communication digitale politique est incontournable.
  • Pour en faire il faut des personnes compétentes, il y a donc toute une génération de professionnels à former pour permettre à des candidats et des partis d’émerger. Des personnes spécialisées, qui ont une culture politique mais surtout une culture digitale. Le consommateur est un électeur et il faut réussir à porter l’information jusqu’à lui.
  • Aujourd’hui il n’y a quasiment pas de formation de « marketeur politique digital ».

Merci encore à Frédéric Lefret de m’avoir accordé cet interview très enrichissante. En espérant qu’elle fera naître chez vous un intérêt pour la communication politique digitale.