Affirmation de l’individu, conception libérale de l’intérêt général, évolution vers le libertarianisme, ces notions sous-tendent le monde numérique occidental. Au-delà d’un modèle d’interactions économiques, c’est un projet politique qui peut émerger dans les années à venir. Alors, Mark Zuckerberg président ? Retour aux sources :
L’individualisme n’est pas un produit direct de l’économie numérique, mais celle-ci a favorisé l’accélération et l’épanouissement d’une tendance née avec la philosophie des lumières.
Emmanuel Kant définit les « Lumières » comme :
« la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Telle est la devise des Lumières. » (1784).
Développée tout au long du dix-neuvième siècle par Benjamin Constant pour qui « l’indépendance individuelle est le premier des besoins modernes », John Stuart Mill, qui affirme « sur lui-même, l’individu est souverain » ou Antoine Destutt de Tracy déclarant «l’individu est propriétaire de lui-même», la notion d’individualisme se révèle pleinement à la fin du vingtième siècle pour devenir fondatrice du vingt et unième. Notons que les réflexions de J.S. Mill et d’A. Destutt de Tracy sont d‘une singulière actualité lorsqu’on les rapproche des débats actuels sur la propriété, la protection et l’accès aux données, « carburant de l’économie numérique », par les particuliers.
Mais l’émergence de l’individu ne signifie pas égoïsme ou isolement. Aux groupes sociaux existants se sont superposés, grâce aux réseaux (Web 2.0 et Web 3.0), des groupes d’individus reliés par le numérique.
Le réceptacle de cette affirmation de l’individu sera l’internet social (Web 2.0). Il se construit dans les années 2000-2010 autour du partage et de l’échange d’informations et de contenus (textes, vidéos, images ou autres). Il voit l’émergence des réseaux sociaux, des smartphones et des blogs. Internet se démocratise et se dynamise. L’ e-commerce s’enrichit de contenus et d’avis à destination ou en provenance des internautes, sollicités en permanence. C’est l’internet de la socialisation virtuelle, de la prolifération de contenus et d’une certaine « infobésité » difficile à maîtriser.
L’internet ou Web 3.0, aussi nommé internet sémantique et qui apparaît vers 2010, vise à organiser la masse d’informations disponibles en fonction du contexte et des besoins de chaque utilisateur, en tenant compte de sa localisation, de ses préférences, somme toute de critères beaucoup plus personnels qui doivent permettre une meilleure pertinence des informations et services proposés par les opérateurs. Il répond aux besoins d’utilisateurs mobiles, toujours connectés, à travers une multitude de supports et d’applications. C’est l’internet actuel qui s’agrège à l’internet 2.0.
Comme le souligne Iannis Pledel, chercheur en sciences de l’information et de la communication, cette nouvelle « structuration sociale » se caractérise de la façon suivante :
Chaque internaute membre d‘un réseau a le sentiment d’être le point central autour duquel le reste évolue. C’est l’individualisme de réseau. On y coopère, on y partage ce que l’on a librement choisi, sans aliéner sa singularité.
Peu importe l’identité, ce qui est primordial c’est ce que l’internaute déclare être. Chaque individu tisse son réseau à partir de ses centres d’intérêts, de ses valeurs. Cela permet à l’internaute de se manifester socialement dans cet espace.
Cet espace de liberté permet à chacun d’y livrer ses opinions et de privilégier ses propres intérêts en allant vers les groupes qui ont les mêmes préoccupations.
Cet individualisme de réseau donne naissance à un individu « media », agissant et dialoguant, qui devient client de tout et de tous dans ses interactions professionnelles, personnelles et administratives, se comporte comme tel, et souhaite traiter (et souvent coopérer) d’égal à égal avec les institutions
La conception libérale, anglo-saxonne de l’intérêt général, qui dit que celui-ci est la somme des intérêts privés, est le moteur idéologique de la révolution numérique.
L’individu, tel que décrit dans le paragraphe précédent, à la poursuite de ses intérêts propres, préside donc au bon fonctionnement de la société en général et de l’économie en particulier. Il convient alors de favoriser la défense des libertés de l’individu afin qu’il puisse entreprendre, produire et échanger. La façon dont les actions individuelles influent sur l’intérêt collectif a été théorisée par Adam Smith avec le concept de la « Main invisible ». Corollaire de cette théorie, ainsi que de toutes celles qui ont par la suite abondé dans ce sens : l’intervention de l’état doit être minimale, réduite aux attributions régaliennes (Police, Justice, Défense, Monnaie).
La philosophie qui guide les grandes entreprises du numérique s’en inspire directement et va même souvent plus loin, jusqu’à s’inscrire dans un schéma de pensée « libertarien », courant de pensée popularisé aux Etats-Unis dans les années cinquante. Christian Arnsperger et Philippe Van Parijs définissent le libertarianisme, aussi appelé libertarisme, comme « une philosophie politique pour laquelle une société juste est une société dont les institutions respectent et protègent la liberté de chaque individu d’exercer son plein droit de propriété sur lui-même ainsi que les droits de propriété qu’il a légitimement acquis sur des objets extérieurs ». La liberté individuelle est une valeur fondamentale, voire un droit naturel, qui s’exerce au sein d’un système de propriété et de marché universel. De fait, l’état doit être réduit dans ce système à sa portion régalienne.
Par leurs déclarations et avec quelques nuances, les patrons de la Silicon Valley en général et des GAFAMs (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) en particulier, se situent globalement dans ce courant de pensée, comme en témoigne le florilège constitué par Laurent Calixte :
Larry Page (Google) : « Il existe beaucoup de choses que nous pourrions faire mais qui sont illégales ou non-autorisées par la réglementation (…) » (2013) et « je pense que le Gouvernement va disparaître sous son propre poids, bien que ceux qui y travaillent soient très qualifiés et bien intentionnés ».
Jeff Bezos (Amazon) : « Je pense que ce qui est le plus important pour moi, c’est le principe sur lequel ont été bâtis les Etats-Unis, à savoir la liberté. C’est très difficile. Il existe beaucoup de sujets qu’on peut analyser à l’aune de ce principe, et il apparaît en fait qu’une économie de marché libre, disons une sorte de système capitaliste, intègre beaucoup cette notion de liberté ».
Mark Zuckerberg (Facebook) : « The End of Power, de Moises Naim, est un livre qui explore la façon dont le monde se transforme en donnant aux individus une large part du pouvoir qui était jusqu’alors détenu par les gouvernements, les militaires, ou d’autres institutions. Je crois profondément à cette tendance qui consiste à donner aux individus plus de pouvoir ».
Ces déclarations font que les entreprises dirigées par ces patrons sont porteuses de beaucoup plus qu’une vision économique. Elles sont aussi porteuses d’une vision du monde qui peut se transformer en projet politique. Seront-elles les partis politiques de demain ? Il est encore trop tôt pour le dire, mais leur impact ne sera pas neutre.
Références :
Emmanuel Kant : « Qu’est-ce que les Lumières » (1784)
Benjamin Constant : « l’indépendance individuelle est le premier des besoins modernes » in De la liberté des anciens comparée à celle des modernes (1819)
John Stuart Mill : « sur lui-même, l’individu est souverain » in De la liberté (1859)
Antoine Destutt de Tracy : « l’individu est propriétaire de lui-même » in Eléments d’idéologie (1801-1815)
Iannis Pledel : Réseaux sociaux et comportements tribaux
Adam Smith : Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776)
Christian Arnsperger et Philippe Van Parijs : Éthique économique et sociale La Découverte (2003)