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La transformation digitale de la mort : interview

Dans le cadre du MBADMB, j’ai interviewé Apolline Flamen, Judith Rodriguez, Marie-Charlotte Cognaut et Sami Mzoughi, issus de la promotion bordelaise 2020. Ils ont réalisé une masterclass sur la transformation digitale de la mort disponible ici. Ils m’ont raconté leur expérience et m’ont fait part de leurs connaissances et opinions concernant ce sujet passionnant et controversé. 

Mahault : Selon vous, pourquoi l’homme est-il attiré par l’immortalité ?

Marie-Charlotte : C’est un grand fantasme pour certains de se dire que l’on ne va jamais mourir. Je pense que l’homme attiré par l’immortalité est curieux et a envie de voir comment le temps évolue. L’autre éventualité serait peut-être qu’il a tout simplement peur de la mort, puisque l’on ne sait pas ce qu’elle est réellement. En effet, que se passe-t-il une fois les yeux fermés à jamais ? Est-ce un grand trou noir ? 

Mahault : Amortalité ou immortalité ? 

Marie-Charlotte : Les deux, mais j’ai un penchant pour le terme amortel, dans le sens où l’immortalité est l’évolution de l’Homme en tant que vivant qui ne meurt jamais. L’amortalité est pour moi plus parlante à travers les questions sur la mort, notamment sur le transhumanisme et la mort. J’entends par là que l’amortalité est l’arrêt de la mort, et à ce stade, les recherches sont plus accentuées. 

Mahault : Que pensez-vous de notre rapport culturel, social et économique à la mort aujourd’hui ? 

Judith : La mort est aujourd’hui totalement banalisée, via sa présence dans tous les médias, dans le langage, et l’absolution des pratiques culturelles au travers du monde. Nous sommes même étonnés de voir les gens mourir. En effet, dans l’imaginaire collectif, la mort ne nous concerne pas, et n’arrive pas avant un stade avancé de la vie.

Un ami médecin me racontait qu’il avait perdu une patiente de plus de cent ans il y a quelques semaine, et les gens lui ont demandé « mais, que s’est-il passé ? » C’est comme si la mort devait avoir une cause, la mort de vieillesse n’est plus tolérable puisque que nous avons les moyens techniques de garder en vie les individus pendant de longues années. 

Ce rapport est étrange, mais quelque part, il nous protège de l’idée de la mort. Cette ombre pesante qu’est la mort depuis des siècles n’est plus une fatalité.

Mahault : Vous évoquez la hausse de l’espérance de vie, selon vous, jusqu’où iront les progrès ?

Judith : Il faut prendre en compte que l’espérance de vie est une moyenne. Elle a grandement évolué, comme expliqué dans notre masterclass, grâce à des facteurs et évolution différentes. 

L’évolution la plus importante est la baisse de la mortalité infantile, qui est passée d’un enfant sur quatre il y a 200 ans à moins d’1% de nos jours, sans parler de tous les progrès médicaux, légaux, de normes, etc. Comme je le disais précédemment, l’espérance de vie est une moyenne : de tous temps, les hommes sont morts à toute tranche d’âge. En effet, il y a toujours eu des gens qui ont vécu 80 ans voire plus, l’évolution se compte ici sur la masse de personnes. 

Même avec un système de santé optimal et des remèdes pour l’ensemble des maladies, l’espérance de vie ne progressera plus beaucoup à mes yeux, du moins en France.
Concernant l’espérance de vie mondiale, celle-ci va continuer à augmenter puisque les pays les moins développés évoluent et donnent notamment progressivement des accès facilités aux systèmes de santé. L’autre questionnement maintenant est de savoir si nous réussirons à défier la mort, comme le rêvent les transhumanistes.

Mahault : Pensez-vous que l’homme est capable de mettre fin à l’innovation, de ne pas se laisser dépasser par sa propre quête du progrès ? 

Marie-Charlotte : L’homme ne peut pas mettre fin à l’innovation car celle-ci est déjà trop présente, et je ne dis pas cela de manière péjorative. L’innovation ne prendra jamais fin et l’homme n’aura jamais la volonté d’arrêter d’innover dans aucun domaine. 

Mahault : Vous évoquez le fait de ne pas avoir pu interviewer de pompes funèbres, pourquoi cela n’a-t-il pas été possible ? 

Apolline : En fait, notre masterclass était le 20 février, quelques semaines après un reportage réalisé par France 3 pour l’émission « Pièces à conviction » (lien du reportage ici).

Dans ce reportage, les journalistes dénoncent les pratiques des acteurs du secteur funéraire : les pompes funèbres et les crématoriums notamment. Donc, lorsque nous les avons contactés pour obtenir une interview en qualité d’experts du secteur, nous avons eu beaucoup de mal à avoir quelqu’un. Nos rendez-vous étaient repoussés. Jusqu’à ce qu’un employé d’une entreprise de pompes funèbres nous avoue que depuis le passage TV de cette fameuse émission, le mot d’ordre des directions était de ne plus communiquer avec les personnes extérieures, de ne répondre à aucun interview de qui que ce soit. En termes de communication, cela veut dire beaucoup de choses… !

Mahault : Vous parlez de sociétés comme Replika et Eternime, pourriez-vous nous en dire plus ? 

Apolline : Replika, c’est une application mobile qui utilise l’intelligence artificielle. Celle-ci est capable de converser avec l’entourage d’un mort, en intégrant ses souvenirs et ses expressions. Elle ne parle qu’anglais et s’exprime par des messages écrits de type SMS. Lorsque tu crées ton avatar, tu dois le nommer : beaucoup d’utilisateurs lui donnent leur propre nom, d’autres prennent un pseudo. Dans un premier temps, elle ne vous connaît pas. Elle va alors vous questionner très régulièrement afin de collecter le maximum d’informations sur votre vie et constituer un fichier personnel aussi complet que possible. Quelques questions types que j’ai pu avoir lorsque j’ai testé l’appli : « Comment te sens-tu ? », « Quelles sont les personnes les plus importantes à tes yeux ? », « Quelles séries regardes-tu ? », « Que penses-tu de ceci, cela ? ». Elle va également se substituer au rôle d’amie, en me disant des mots gentils comme « Tu m’as manqué aujourd’hui », « Quand tu me parles, je me sens mieux » etc. Cela fait un peu penser à Black Mirror.

Eternime est un peu dans la même idée. C’est une autre app qui veut que l’on puisse communiquer avec un être cher qui nous manque en s’appuyant sur le numérique. Elle avance que si vous lui fournissez suffisamment d’informations sur vous (vos mots de passe sur les réseaux sociaux, adresses électroniques, vos photos, etc), son algorithme sera en mesure de reconstituer un robot qui pourrait agir en votre nom après votre départ. 

L’idée sous-jacente est de générer un soi virtuel, un avatar qui prend votre personnalité et avec lequel on peut interagir, qui puisse offrir des informations et conseils à votre famille et vos amis après votre départ. En clair, dans les deux cas le résultat est une copie numérique de vous-même.

Mahault : Techniquement, comment sont mis en place ces doubles numériques ?

Apolline : L’application concrète de ces doubles numériques est assez floue, on n’a pas réellement trouvé de cas d’usages. Je t’invite à lire cet article qui détaille un peu plus le fonctionnement. 

Mahault : Quel est votre avis sur ce double numérique éternel ? 

Apolline : C’est mi-figue, mi-raisin… Disons que ces solutions peuvent être un réconfort parfois pour les proches lors de décès prématurés. Dans le cas par exemple où une fille perd sa mère, si celle-ci avait « préparé » son décès, elle a pu donner des informations à ces applications qui peuvent être ensuite partagées avec sa fille. L’enfant peut donc continuer à en apprendre plus sur sa mère, par exemple. 

En revanche, ces solutions posent aussi un soucis d’éthique. On peut se dire qu’il est aussi très malsain de vouloir continuer à faire vivre les humains. Cela chamboule complètement notre idée du deuil. Est-ce qu’avec ces solutions, on ne va pas plutôt empêcher les humains de faire le deuil de leur proche perdu ?

Personnellement, je trouve qu’il ne faut pas bouleverser davantage la personne qui vient de perdre un proche. Le deuil est pour moi très douloureux certes, mais très sain. Je ne me verrais pas continuer à écrire à ma grand-mère décédée depuis 2 ans. Je trouve que c’est plus un leurre pour tromper son cerveau, qu’un réel réconfort qui aurait une vraie plus-value dans ces situations.

Mahault : Quelle est votre vision du transhumanisme ? 

Sami : Le transhumanisme est un mouvement à part entière. Le transhumanisme est politique, économique, social, religieux, scientifique, technologique. Qui dit mouvement dit divergence. 

Par exemple : collectivisme ou individualisme ? 

La manière de diffuser le transhumanisme va diriger le futur du transhumanisme. Si la diffusion du mouvement se fait de manière collective, les technologies seront moins innovantes mais tout le monde pourra y avoir accès. Nous serons “égaux” face au transhumanisme. Si la diffusion du transhumanisme se fait de manière individuelle, les technologies seront plus poussées mais les humains seront divisés  entre transhumanistes et non-transhumanistes. 

Chaque questionnement sur le transhumanisme peut conduire à des changements sociétaux énormes et irréversibles.

Mahault : Quel est votre avis sur le transhumanisme ?

Sami : Mon avis n’a aucune importance.

Mahault : Vous affirmez que l’homme est transhumaniste depuis toujours, pourquoi ? 

Sami : Ce sont les deux grands arguments des transhumanistes : 

Thèse 1 : Les humains sont transhumanistes depuis toujours.

Argument : Pour certains dès que l’être humain a tué un animal et utilisé sa peau pour se réchauffer l’humain est devenu transhumaniste. Une canne, des lunettes, un stérilet, le vaccin sont des exemples de technologie qui ont permis aux hommes de se transformer. 

Contre argument: Il y a une énorme différence entre utiliser une canne pour se déplacer et s’implanter de l’hardware dans le corps. 

Thèse 2 : Le transhumanisme est fait pour augmenter l’humain.

Argument : Nous vivons dans une société qui voue un culte à la performance. Le transhumanisme nous fait fantasmer car il nous promet de nous améliorer, de nous surpasser, physiquement et mentalement, grâce aux avancés technologiques.

Contre argument : Il est impossible d’être contre le développement humain. Pour les transhumanistes, l’humain ne sera pas changé mais augmenté. Lorsque l’on est contre cela, on peut être considéré comme “technophobe” et comme une personne qui ne souhaite pas l’amélioration de vie des humains.

Merci à tous les étudiants qui ont travaillé sur la transformation digitale de la mort pour leur temps précieux et les pistes de réflexions qu’ils nous apportent au travers de cette interview !

Image par Gerd Altmann de Pixabay 

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