Le Bug Humain de Sébastien Bohler : un wake-up call ?

Commençons par un glaçant rappel des faits : l’humanité traverse une crise écologique sans précédent. Cette crise est comparable aux extinctions de masse qui ont, par cinq fois déjà, éliminé entre 60 et 95% des espèces. Et cette fois-ci, le verdict est sans appel. C’est l’être humain qui est, par son action, responsable de la destruction de la planète. C’est là le postulat de départ du Bug Humain (Robert Laffont, 2019), écrit par Sébastien Bohler.

A moins d’être un adepte de la théorie du complot ou un climatosceptique de la première heure, les faits sont là. Les catastrophes naturelles se multiplient : sécheresses, famines, dérèglements climatiques en cascade, disparitions d’espèces à un rythme alarmant… (l’excellent roman d’Olivier Norek, Impact, offre toute une panoplie d’exemples hallucinants de phénomènes naturels). Le Jour du Dépassement est passé du 19 décembre en 1987 au 29 juillet en 2022. Traduction ? L’humanité consomme deux fois plus de ressources que ce que la Terre peut reconstituer dans le même temps. Traduction bis ? Nous vivons à crédit, et la dette risque de coûter cher.

La question, en apparence, est toute simple. Comment se fait-il que nous persistions dans des comportements consuméristes catastrophiques quand nous savons que ces comportements causeront notre perte ?

Né en 1970 à Strasbourg, Sébastien Bohler est un écrivain, journaliste, chroniqueur et conférencier français. Titulaire d’un DEA de pharmacologie moléculaire et d’une thèse de neurobiologie moléculaire, il a développé une expertise pointue en psychologie et dans les neurosciences. En 2002, il collabore d’ailleurs à la création de la revue Cerveau & Psycho, dont il est depuis le rédacteur en chef. Dans Le Bug Humain, il analyse ce comportement irrépressible sous le prisme des neurosciences. En d’autres termes, quels sont les mécanismes régissant le cerveau humain qui nous poussent à l’autodestruction ?

« L’ALLIANCE DU CERVEAU D’UN PRIMATE ET DE LA TECHNOLOGIE D’UN DIEU », dit Sébastien Bohler dans Le Bug Humain

Dans le Bug Humain, Sébastien Bohler explique comment notre cerveau de primate utilise aujourd'hui une technologie digne des Dieux.
Dans le Bug Humain, Sébastien Bohler explique comment notre cerveau de primate utilise aujourd’hui une technologie digne des Dieux.

Nos mécanismes cérébraux sont archaïques. Notre striatum (partie du cerveau qui régule la motivation et les impulsions) nous incite à assouvir continuellement cinq besoins fondamentaux. L’auteur les appelle « renforceurs primaires » : manger (1), se reproduire (2), acquérir du pouvoir ou un statut social (3), accumuler des informations (4) et le tout en produisant le moins d’effort possible (5). Notre striatum produit de la dopamine (hormone du plaisir) quand il identifie qu’un de ces besoins a été comblé.

En l’occurrence, le striatum n’est pas programmé pour se limiter. Il prend tout ce qu’il peut, sans limite de temps ni de volume. Il s’est façonné ainsi pendant des millions d’années d’évolution, quand la survie de l’humain dans un monde hostile dépendait entièrement de la férocité de son striatum.

Or, la donne a changé. Depuis que l’humain s’est lancé dans la conquête technologique, le monde se transforme à une vitesse hallucinante. Notre striatum est tout simplement incapable de suivre ce mouvement. Prenons l’exemple de la nourriture (renforceur primaire n°1). L’être humain a passé beaucoup plus de temps à chercher de la nourriture et à s’en sentir privé qu’à la recevoir en abondance. Pendant des millénaires, quand l’humain trouvait de la nourriture, il en consommait le plus possible, rongé par l’incertitude d’en retrouver le lendemain. Puis, les moyens de production à grande échelle ont été inventés, l’agroalimentaire a instauré l’élevage et la culture intensifs. Notre striatum, englué dans ses réflexes ancestraux, continue de donner le même ordre : manger le plus possible, tant qu’il y en a. Résultat ? 13% de la population mondiale est en obésité.

Notre surconsommation à l’origine de l’effondrement climatique

Les autres exemples foisonnent.

  • L’essor d’Internet a permis celui de la pornographie en ligne (35% des vidéos sur la Toile revêtent un caractère pornographique), comblant le renforceur primaire n°2 (se reproduire).
  • La digitalisation de la société alimente la recherche permanente d’un statut social supérieur à celui du voisin (renforceur n°3) : il faut avoir la plus grosse télé, le dernier téléphone portable, le dernier assistant intelligent… peu importe la quantité de gaz toxiques libérés dans l’atmosphère au passage.
  • Les réseaux sociaux permettent à l’humain de combler deux renforceurs primaires à la fois : se sentir important (renforceur n°3) en faisant le moins d’efforts possible (renforceur n°5).
  • Internet, avec sa source inépuisable d’informations, comble le renforceur n°4.
Dans le Bug Humain, Sébastien Bohler parle de notre surconsommation numérique qui nous fait courir à notre perte, selon l'auteur.
Dans le Bug Humain, Sébastien Bohler parle de notre surconsommation numérique qui nous fait courir à notre perte, selon l’auteur.

Agroalimentaire, serveurs informatiques surpuissants à gogo, production de masse : autant de facteurs qui précipitent l’effondrement écologique. Pour paraphraser l’auteur, cette « alliance du cerveau d’un primate et de la technologie d’un Dieu » est donc à l’origine de la catastrophe consumériste que nous connaissons. Sur la surconsommation numérique, je vous renvoie à l’article de Leen Khalifeh.

« FIN DU MOIS OU « FIN DE MONDE » ? dit Sébastien Bohler dans Le Bug Humain

Notre cerveau est archaïque, certes, mais au-delà du désir et du plaisir infusés par le striatum, nous avons quand même conscience de nos comportements destructeurs. Or, une catastrophe future ne nous conduit pas à changer nos comportements. Pourquoi ?

L’auteur avance ici le phénomène de dévalorisation temporelle. En l’occurrence, l’humain choisit le plaisir immédiat, qui est bien concret, sur l’amoindrissement hypothétique du risque futur. La récompense future (préserver la planète) est lointaine et incertaine, elle ne fait pas le poids. Ce phénomène a été cristallisé par le Mouvement des Gilets Jaunes, à l’origine de la formule « fin du mois ou fin du monde ? » Traduction : pourquoi choisirait-on de sauver la planète dans trente ans si on ne peut survivre aux fins de mois maintenant ?

La technologie et de la digitalisation de la société ont eu pour conséquence de maximiser le plaisir immédiat de façon exponentielle. Plats préparés, services de livraison en moins de quelques heures, information gratuite et immédiate (qui lit encore les interminables articles des journaux papier, quand en quelques Tweets on a accès aux informations essentielles ?) sont autant d’exemples d’évolutions sans égard pour les répercussions désastreuses sur la santé comme sur l’environnement.

« LE REGNE DE LA SOBRIETE » : la solution de Sébastien Bohler dans Le Bug Humain

Comment, dès lors, sortir de ce cycle infernal ?

Le Bug Humain de Sébastien Bohler propose différents axes de réflexion pour faire plier le striatum. En autres, il introduit la notion de conditionnements opérants. Le striatum étant à l’affût des marques d’approbation sociale (renforceur n°3), il faut ce besoin contre lui-même en changeant le système de valeurs des sociétés modernes. Si un comportement répété (altruisme, modération, respect de l’environnement) suscite l’approbation sociale (des parents puis des pairs, des médias, etc.), ce renforceur est alors satisfait. L’auteur conseille également de développer notre capacité sensorielle et notre pleine conscience. L’objectif ? Faire croire au striatum qu’il obtient davantage de plaisir alors qu’il reçoit moins en réalité. Manger en pleine conscience, notamment, permettrait de diminuer la consommation.

CONCLUSION

D’un point de vue scientifique, il semblerait que les propos du Bug Humain de Sébastien Bohler soient sujets à caution. Thibault Gardette, docteur en neurodéveloppement, en fait une critique piquante, en relativisant le striatum en tant que maniaque absolu qui contrôle tout.  

A mes yeux de profane en neurosciences, Le Bug Humain se lit comme un roman. En revanche, l’analyse de l’auteur ne concerne qu’une partie de l’humanité… A savoir les sociétés occidentales. Il existe des sociétés humaines qui se sont développées avec un faible impact écologique. De même que beaucoup de climatologues et de militants se battent au quotidien pour faire évoluer les mentalités et les réglementations. Beaucoup de personnes ne surconsomment pas, ne mangent plus de viande, refusent de prendre l’avion, etc. Toutes ces personnes ont aussi un striatum, a priori.

Il me parait donc essentiel de ne pas réduire l’avenir de la planète aux seules mécaniques du cerveau. Evitons de tomber dans le fatalisme : c’est la nature humaine, on n’y peut rien. Premièrement, c’est faux. Deuxièmement, cela va à l’encontre du progrès social (la « nature humaine » a bon dos quand il s’agit de nier les droits de certaines communautés). Troisièmement, cela reviendrait à dédouaner les mécaniques sociales à l’œuvre, notamment en Occident. Je pense à l’industrie toute puissante, à la valorisation de l’individualisme forcené, au capitalisme à tout berzingue. Le sujet du climat doit donc rester collectif, politique au sens large du terme. Le changement doit provenir des sociétés responsables de l’effondrement climatique.

Dans le Bug Humain, Sébastien Bohler n'évoque pas assez les sociétés sont responsables du dérèglement climatique, peut-être davantage que les individus.

Dans le Bug Humain, Sébastien Bohler n’évoque pas assez les sociétés qui sont responsables du dérèglement climatique, peut-être davantage que les individus.

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