Interview de Jean-Luc Viruéga : La traçabilité et food tech

Dans le cadre de mon mémoire, j’ai eu l’opportunité d’effectuer plusieurs interviews afin d’enrichir mes connaissances et d’échanger sur le sujet de la sécurité alimentaire et la traçabilité dans le secteur de la restauration.  Je vous partage l’interview de Jean-Luc Viruéga, Freelance Traceability Expert / Traçabiliticien.

Peux-tu te présenter en quelques mots ? Quel est ton parcours ? Peux-tu présenter ton travail ?

Je suis consultant depuis un moment dans le secteur de la traçabilité. J’ai commencé en tant qu’ingénieur de production et industriel, au moment où il y avait la crise industrielle. Notamment lors de la crise de l’ESB (encéphalopathie spongiforme bovine) ou la crise de la vache folle en 1996/1997. Plusieurs d’entre nous ont eu l’idée, n’étant pas le seul à ce moment-là, de faire un doctorat sur le sujet appliqué aux crises et d’ouvrir autant que possible ce concept qui à l’époque était très nouveau. Je me suis alors installé en tant que consultant vers la fin des années 90 et le début des années 2000. J’ai commencé à réaliser des émissions de conseil sur la traçabilité dans l’alimentaire et certaines fois dans d’autres secteurs dans lesquels je pouvais intervenir, suivant les besoins, les actualités et les exigences. Mon parcours m’a amené aujourd’hui à être spécialiste en traçabilité avec une bonne expérience de l’alimentaire mais aussi dans d’autres secteurs. En parallèle, en 2009,  j’ai développé une activité d’expertise judiciaire auprès de la cour d’appel de Montpellier car la traçabilité est aussi utilisée soit lorsqu’il y a des problèmes / litiges, il faut apporter des preuves. J’ai créé des articles et je donne des cours, pour avancer dans cette posture d’expert.

Trois mots pour décrire le digital dans ton secteur ?

Tout d’abord, je dirais “la data”. Je trouve qu’elle fait partie intégrante de la traçabilité. Une trace ce n’est pas seulement une trace matérielle, ça peut être aussi une trace digitale. L’ensemble des informations sur différents événements que ce soit passés (d’où vient le produit ?, Qui l’a fabriqué ?, Comment est-il fabriqué ?) ou d’événements qui vont se passer (où va-t-il ? Qu’elle est le client destinataire ?). S’il y a un problème, grâce à cette data, on peut retrouver à la fois les clients et les fabricants pour que chaque personne prenne ses responsabilités. Mais, surtout pour alerter la population et mettre en œuvre des mesures de rappel et de retrait du produit pour éviter que le problème s’aggrave en touchant de plus en plus de personnes.

Le deuxième élément serait le phygital, une combinaison entre physique et digital. Puisque si on regarde bien, en traçabilité il y a toujours une question de matière et d’information. L’un ne va pas sans l’autre. Un produit sans traçabilité, c’est vraiment dommage, et inversement, une information seule, sans être liée correctement au produit. Cela amène le doute sur la véracité des informations.

Pour finir, le mot auquel je pense est le “Flux”. Le flux d’information c’est-à-dire cette capacité que peut avoir un opérateur ou/et un consommateur à avoir la bonne information au bout moment. Souvent malheureusement, ce n’est pas le cas. Il y a toujours un décalage entre une étiquette de taille très petite qui se trouve sur un produit, on se demande à quoi ça peut servir et les informations qui peuvent manquer lors de l’achat. C’est également quelque chose que l’on retrouve au sein de certaines filières, on est toujours en train de chercher la bonne information pour prendre des bonnes décisions. Donc le mot pilotage ou flux serait le troisième mot pour moi.

De ce que tu as observé depuis quelques années ou quelques mois, comment le digital a-t-il fait évoluer ton secteur ?

D’abord le digital est intervenu au niveau des logiciels, plus particulièrement tout ce qui est logiciels de type ERP qui ont récupéré le sujet de la traçabilité. Pour développer des offres qui faisaient partie de l’ERP à savoir toutes les données nécessaires à la production, à l’entreprise ressources planning. Malheureusement, cela a provoqué pas mal de soucis puisqu’il y a eu un amalgame entre logiciel et traçabilité. À savoir qu’au début, quand on parlait de la traçabilité, on parlait de la technologie et de logiciel, on s’arrêtait là. Alors qu’il y a tout le reste à organiser, à former et à choisir. Lorsqu’il y a un litige ou une mise en responsabilité, la machine n’est pas responsable. La machine ne sera jamais responsable. La digitalisation dans la traçabilité n’est donc pas une solution mais un outil.

En deuxième point je souhaite parler de la véracité qui reste encore à prouver. Aujourd’hui nous avons beaucoup d’ouverture avec le QR code et autres codes 2D, la Blockchain, le cloud, l’IA, des applications, etc… Cela a permis de faire circuler les informations plus rapidement, comparé aux EDI classiques. Malheureusement, nous nous retrouvons presque dans un “trop d’informations” qui circule, une information dont on peut toujours douter de la véracité. Le lien est encore une fois physique, puisqu’encore une fois, qui me dit que ce que tu me donnes comme information est crédible par rapport aux produits achetés. Il y a toujours un doute et ce n’est pas la Blockchain qui va la résoudre, puisque la Blockchain est un excellent système de traçabilité de l’information. Mais le lien entre l’information et l’objet physique qu’elle est censée renseigner est à assurer en dehors de cette technologie. Le digital reste donc un excellent outil qui peut améliorer les choses mais ce n’est pas une fin en soi pour la traçabilité, ce n’est qu’un outil.

Dernier point, je trouve en revanche, intéressantes toutes ses démarches sur la traçabilité qui sont plus positives. À savoir au lieu de parler uniquement d’un numéro barbare et de la traçabilité seulement lorsqu’il y a des problèmes, un système de traçabilité sert à expliciter toutes les qualités d’un produit qu’il soit environnemental, qu’il soit durable, qu’il soit RSE, d’économie circulaire, etc. Cela donne de la valeur ajoutée aux produits par l’information.

Comment vois-tu la traçabilité alimentaire dans 10 ans (évolution des professionnelles et des consommateurs, utilisation de nouvelles technologies…) ?

Dans 10 ans, j’espère voir un côté vertueux de la chose, c’est-à-dire que malheureusement le marketing a du bon et du mauvais comme tout. Le côté éthique, durable et la RSE sont d’excellents moteurs mais qui peuvent devenir aussi un diluant à toutes ces mentions puisqu’on peut être dans le trop et surtout c’est rarement vérifiable. C’est toujours le même problème, tu peux m’afficher ce que tu veux sur une enseigne d’un restaurant mais comment puis-je le vérifier ? Comment puis-je avoir confiance ? Cette confiance malheureusement elle ne passe pas par la case achat, même si c’est bon, je ne saurais jamais la véracité de ce que j’ai dans mon assiette (Est-ce que mon poulet vient du coin ? Est-ce qu’il a fait trois fois le tour de l’Europe ? Est-ce que c’est du congelé ?). La confiance se construit. Mais aujourd’hui je vois beaucoup d’affichages, d’étiquetage… « nous sommes 100% responsables » ou « nous sommes totalement% responsables ». Je ne sais pas ce que ça veut dire. L’offre aujourd’hui est un peu superficielle et elle mériterait de gagner en profondeur. J’espère avec des contrôles mais également avec des scandales parce que par rapport à celui ou celle qui veut bien faire les choses. Malheureusement il ou elle va se retrouver en concurrence avec ceux qui ne font pas forcément les choses correctement jusqu’au bout et ça va se terminer comme d’habitude avec une différence de prix et on aura des produits en apparence identiques moins chers que d’autres. Et en attendant ceux qui vont essayer de bien faire les choses, ça va leur coûter très cher. Un concurrent peut faire n’importe quoi de l’intérieur et dire ce qu’il veut de l’extérieur, parfois ça ne se voit pas. Malheureusement, c’est la mauvaise concurrence qui va rester et ceux qui font bien les choses, ne vont pas rester. J’espère alors qu’à l’avenir, on va donner plus de moyens aux consommateurs de vérifier, sans pour autant être dans l’excès car la vie du poulet depuis son œuf jusqu’à sa mort, est-ce bien utile ?

Alors je le redis, j’espère qu’en 10 ans, il y aura plus de contrôles et de sanctions. Parce qu’encore une fois, si on ne contrôle pas assez et qu’on ne sanctionne pas assez, on laisse les mauvais acteurs, les mauvais produits chasser des bons produits. L’article d’Akerlof dit que les mauvais produits chassent les bons s’il n’y a pas assez d’informations. Il est question d’asymétrie d’information. Cela veut dire que s’il y a trop d’asymétrie d’information entre le vendeur et l’acheteur, ça ouvre malheureusement la porte à des vendeurs mal intentionnés et à des fraudes. Parce qu’en face les acheteurs ne comprennent pas et ne voient pas la malversation. Dû à cette asymétrie d’informations, tout le marché peut s’effondrer parce que les consommateurs, la seule chose qu’ils vont faire c’est de ne plus acheter pour ne pas se faire arnaquer.

À l’époque des années 70, Akerlof avait pris pour exemple le marché des voitures d’occasion qui n’était pas structurée comme on le connaît aujourd’hui, avec les garanties constructrices, avec des contrôles techniques, etc… Toutes ces vérifications se sont installées car il y a 40/50 ans, le marché des voitures d’occasion avait de grosses failles puisqu’il y avait beaucoup de fraudes. Ce qui a amené les consommateurs vers le marché des voitures neuves. Ces consommateurs ne voulaient plus acheter de voiture d’occasion de peur de se faire arnaquer. Aujourd’hui, c’est également le far west dans le marché des produits éthiques, des produits verts et dans le marché de la restauration comme dans le libre-service. Ça serait bien qu’on passe à la vitesse supérieure.

Selon ton expertise, dans 10 ans, les consommateurs seront toujours à l’affût de cette traçabilité ? Est-ce qu’ils voudront toujours être sûrs de savoir ce qu’il mange ? Ou est-ce un effet de mode ?

Déjà les consommateurs réagissent aussi par rapport à ce que l’on offre. Dans les démarches marketing, il y a une notion de pull et de push. Je pense que depuis toujours les consommateurs ont voulu savoir ce qu’il mangeait. Mais ils ont voulu savoir aussi combien cela coûtait. Ce regard entre le prix et la transparence ou la vérité est très dur à tenir et très dur à réaliser. De plus, beaucoup de gens qui ont écrit là-dessus, Baudrillard ou des sociologues de la consommation, parlent du rapport très paradoxal avec l’aliment. D’autant plus, en France, nous avons un rapport culturel à l’aliment et pas juste un rapport nutritionnel. Il y a toute une culture et un plaisir de la table. Ce qui veut dire que dans le plaisir, il y aura toujours des consommateurs qui souhaiteront avoir plus d’informations sur le produit pour plus de plaisir ou pour être plus rassuré. Rassurer les gens fait partie des grands fondamentaux de la pyramide de Maslow et d’autres modèles marketing. Tu as besoin d’être rassuré « tu as envie de savoir si ta voiture ne va pas tomber en panne, tu as envie de savoir si tes médicaments ou ton docteur vont bien te soigner ». Les thématiques “sécurité” et “plaisir” seront toujours présents parce qu’à mon sens, ça fait vraiment partie de la nature humaine.

Penses-tu qu’il devrait y avoir de nouveaux postes ou plus de personnes pour les problèmes d’hygiène et la sécurisation, surtout dans certaines grosses usines comme Buitoni ?

Ce n’est pas un problème de traçabilité, c’est un problème d’hygiène. Pour la plupart des cas, les règles d’hygiène ne sont pas respectées. Il faut toujours plus de monde du côté des contrôles et là on retrouve le même paradoxe que sur la route. Combien de fois lorsque l’on conduit une voiture te coupe la route ou qu’une personne fait n’importe quoi sur la route. Et combien de fois il n’y avait pas un policier pour la contrôler ce jour-là. Pourtant on parle de sécurité, on parle d’accident. La réalité industrielle est exactement pareille. La traçabilité arrive après ou avant mais ce n’est pas elle qui est à l’origine du problème d’hygiène. C’est une question de moyens, de rigueur et de rythme de travail. Ça malheureusement, que ce soit une grande entreprise ou une petite entreprise, elles sont toutes soumises aux mêmes aléas et aux mêmes variations.

Bien que les voitures soient toujours plus performantes avec l’ABS et le radars etc … Il y a encore des accidents. C’est exactement pareil dans le monde industriel alimentaire, malgré toutes les technologies digitales, les robots, les caméras de surveillance etc… Il y a aussi toujours des difficultés à être rigoureux et à tenir dans la durée.

Depuis la pandémie, il y a de plus en plus de livraisons, de plateformes de livraison. Les gens commandent de plus en plus sur des plateformes, est-ce que tu penses qu’il y aura plus d’inquiétude ? Ne rentrant pas dans le restaurant, ne pouvant pas regarder de par soi-même un peu l’enseigne.

Je ne crois pas, si on prend l’exemple de la grande surface, je ne sais pas ce qui se passe derrière. Tu as le produit emballé et fini, prêt à être consommé ou à être réchauffé et cela depuis belle lurette. La majorité des consommateurs n’ont pas le temps de tous les jours aller au marché, d’aller chez leur producteur pour chercher leur poulet, leurs œufs … Donc cela fait bien longtemps, bien avant le COVID et de ces histoires de livraison à domicile que nous sommes déjà habitués à acheter des produits finis. Bien entendu, le COVID et tous les canaux de solutions à distance ont ajouté ce comportement de clic. En grande surface, tu ne regardes pas ou vaguement les étiquettes mais tu ne les lis pas toutes complètement. C’est le packaging, les étiquettes visibles ou l’histoire que l’on connaît des produits qui nous font prendre une décision. On est tous pressé, on a tous envie que ça se passe rapidement. Nous avons tous machinalement pris des habitudes d’acheter sans savoir. Encore que l’achat à distance ce n’est pas la même condition, je trouve que c’est un petit point positif. Nous avons plus de temps lorsqu’on achète à distance. Le moment d’achat est beaucoup plus confortable chez toi, assis dans le fauteuil ou dans le canapé. C’est à cette occasion que tu peux passer un peu de temps à chercher et à lire .

Suite à cette échange, j’en ai conclus que le digital est très important car c’est un excellent outil pour la traçabilité mais ce la n’est pas suffisant. Ce n’est pas une solution. Le point vraiment critique de la sécurité alimentaire est le contrôle. Aujourd’hui, aucun moyen nous permet de certifier la véracité des informations que la blockchain circule. Nous essayons de trouver une solution à cela dans mon mémoire : Comment la digitalisation va permettre de sécuriser l’alimentaire grâce à la traçabilité dans le secteur de la restauration ?