
Dans le cadre de la création d’une Masterclass sur la transformation digitale de l’enseignement supérieur, j’ai eu la chance d’échanger avec Jean-Michel RIGO, Professeur à l’Université de Hasselt (Belgique), Jean-Luc GILLES, Professeur à la Haute école pédagogique du Canton de Vaud (Suisse) et Emilio ALISS, Co-fondateur de l’Université Simón I. Patiño (Bolivie). J’aimerais partager avec vous une partie de cette interview.
Dans cette interview, j’ai dans un premier temps souhaité savoir à quoi pouvaient ressembler les métiers et les outils dans l’éducation supérieure avant l’arrivée du digital. J’ai donc demandé à mes trois interviewés : À quoi ressemblait votre métier avant l’arrivée de toutes les technologies que l’on connaît aujourd’hui ? Quelles ont été les premières innovations que vous avez connues dans ce domaine ?
Jean-Luc : « Avant d’aborder la question de l’arrivée massive des technologies d’information de la communication, il faut distinguer deux choses : le côté acquisition des informations scientifiques et l’aspect transmission des connaissances dans le cadre des cours universitaires. Au niveau de l’acquisition des informations, en tant que chercheur en sciences de l’éducation, je me souviens qu’à l’époque on devait consulter des articles scientifiques sur microfilm. Il fallait alors que l’on fasse une demande à la bibliothèque pour y avoir accès. Cela prenait des jours, c’était assez compliqué d’avoir l’information de dernière main. De nos jours, les articles scientifiques sont disponibles en ligne Open Access. Et par rapport à la transmission des connaissances, pour donner un exemple, quand on devait donner cours à de grands groupes d’étudiants, on utilisait très souvent des transparents. Il y avait dans tous les amphithéâtres un rétroprojecteur avec lequel on pouvait les projeter. Je me vois encore en train de préparer des piles de transparents en lien avec les cours que je devais donner dans le semestre qui allait suivre. On nous avait appris à en faire certains qui étaient un peu « interactifs » en prédécoupant des parties et en les superposant pour mettre en évidence des informations comme des courbes sur les graphiques. C’était du bricolage avec ciseaux et marqueurs de couleurs ! Aujourd’hui, le PowerPoint permet de faire mieux et beaucoup plus rapidement ».

Jean-Luc a également évoqué au cours de cet échange qu’avant, il fallait longuement réfléchir en amont à tous ces supports pour éviter de perdre du temps à les fabriquer et de ne pas gaspiller des tonnes de transparents par exemple.
Jean-Luc : « Les nouvelles technologies et les premiers ordinateurs sont arrivées de façon assez abrupte ! C’est allé très vite ! On a pu commencer à réfléchir autrement toute une série d’actions de transmission des connaissances et d’acquisition d’informations à l’aide de ces machines et de logiciels spécialisés. Lorsqu’Internet est arrivé, ça a encore plus bouleversé notre façon de travailler. »
Jean-Michel, lui, a très tôt été intéressé par le développement des technologies et a pu me parler des premières innovations qui l’ont marqué.
Jean-Michel : « J’ai commencé dans les années 90 à faire des travaux pratiques virtuels. Il faut savoir dans le domaine des sciences, lors des travaux pratiques dans les laboratoires, on tuait des rats, des grenouilles, on mettait les nerfs dans des boîtes spéciales pour essayer d’étudier les propriétés. Et puis on s’est dit qu’au niveau éthique, on pourrait peut-être faire ça autrement et favoriser les apprentissages des étudiants en utilisant des simulations informatiques à une époque où effectivement, il n’y avait pas Internet. C’était la première transformation digitale pour moi. La deuxième transformation est venue en même temps avec Jean-Luc, avec un système d’évaluation qui utilisait la lecture optique de marques pour évaluer de grands groupes d’étudiants. Ce n’était pas encore de l’évaluation en ligne via Internet, mais c’était déjà une innovation. »
Enfin j’ai questionné Emilio sur son expérience. Il m’a dans un premier temps expliqué que la première innovation pour lui n’était pas digitale. Il a en effet évoqué le passage de la craie sur tableaux noirs à l’encre sur des tableaux blanc, ce qui à l’époque était une amélioration des conditions d’enseignement. Puis il m’a parlé de son expérience avec le digital.
Emilio : « La transformation digitale a commencé en réalité avec l’ordinateur. Avec l’ordinateur et les plateformes digitales, on a la possibilité d’avoir des archives beaucoup plus larges qui restent dans le temps. Ce qu’on écrit maintenant peut rester pour toujours dans la plateforme. On a également la possibilité d’enregistrer les cours et de les partager pour que les étudiants qui n’ont pas pu y assister, puissent quand même suivre le cours. Le 2e instrument puissant, c’est bien sûr le téléphone portable avec WhatsApp par exemple et d’autres possibilités qui nous permettent d’avoir une communication constante et continue avec les étudiants. Les étudiants savent qu’ils peuvent interagir avec le professeur hors de la classe et ça, c’est très positif je pense. Ça les pousse à assumer leurs responsabilités et à s’autoévaluer de façon permanente. Avant, c’était très difficile parce qu’il fallait être sur place pour pouvoir communiquer, maintenant plus nécessairement. »
Tous les trois ont évoqué lors de cette interview, le changement de temporalité dû à la transformation digitale du secteur. Auparavant, faire des travaux de recherche, construire un cours et transmettre prenait beaucoup plus de temps. Cela nécessitait de se pencher longuement sur le raisonnement et la construction mentale d’un cours, à la différence d’un Power Point aujourd’hui, qui nécessite très peu de temps pour être actualisé.
Jean-Michel a ajouté une information que je trouve très intéressante sur cette transformation digitale : le changement des rôles concernant « celui qui sait ».
Jean-Michel : « Avant l’arrivée du digital et particulièrement d’Internet, il y avait une partie importante de notre métier qui était purement de la transmission. On était ceux qui savaient parce qu’on avait lu beaucoup de livres et on savait où les trouver. Pour les étudiants, les seules informations qu’ils avaient, c’était des livres qu’ils devaient aussi eux-mêmes aller chercher. Donc le plus simple pour eux, c’était de se fier à nous. Maintenant les étudiants ont un accès direct aux connaissances, par exemple avec Wikipédia ou d’autres sources d’information. C’est très confrontant pour l’enseignant qui doit s’informer en permanence en ayant recours à Internet. »
J’ai par la suite voulu savoir ce qu’il en est aujourd’hui, et je leur ai demandé s’ils pouvaient me parler des innovations qui changent aujourd’hui leur mode de travail. C’est ainsi qu’on est arrivé sur le sujet des cours à distance.

Jean-Luc : « La visioconférence, c’est une révolution par rapport à la transmission. Avec la pandémie on s’est rendu compte à quel point cet outil-là pouvait être utile et intéressant mais avec des limites ! Par exemple, je donne des cours en visioconférence et je trouve que la 2D écrase une partie des échanges, le non verbal passe difficilement sur un petit écran. C’est assez mystérieux mais, c’est très différent de faire un cours en vidéoconférence, et cela même en essayant d’y introduire des moments d’interactions. En effet, on peut faire des choses assez sophistiquées avec un logiciel comme Zoom. Par exemple, mettre les étudiants dans des salles virtuelles et les faire travailler en petits groupes, puis entrer virtuellement dans ces différentes salles pour répondre à leurs questions. Ce sont des fonctionnalités absolument intéressantes, mais ce n’est pas la même chose que quand on est en présentiel, en interaction directe. »
Jean-Michel : « Pour donner une explication qui vaut ce qu’elle vaut : ce qui est impossible à copier dans un système de visio, c’est le vrai regard qui s’accroche. Parce que (en visioconférence) on regarde un écran. On devrait regarder la caméra mais on ne voit plus les gens donc, le contact visuel direct c’est une première chose (qui créer une grande différence avec le cours classique). La deuxième chose, c’est cette notion d’espace. On oublie un de nos sens ou quelque chose qui est lié à nos sens, ce ne sont pas directement les odeurs mais ce seraient plutôt les phéromones qui sont des molécules inodores et qui créent du lien. On connaît très bien l’oxytocine une hormone qui, par exemple, crée du lien entre une maman et son enfant mais il existe probablement d’autres signaux chimiques qui font aussi qu’il y a une espèce d’alchimie qui se crée dans une salle de cours et qui ne peut pas se créer à distance via Zoom. Et puis nous sommes des animaux sociaux il n’y a rien à faire ! »
Emilio : « Quand on est dans la classe, entre les étudiants et les éducateurs, il y a aussi des aspects un peu mystérieux qui viennent s’ajouter à cette explication scientifique. La vérité c’est que quand on est dans la classe, les émotions, aussi bien pour les étudiants que pour l’enseignant, sont différentes. Pour donner un exemple similaire : lorsque l’on va à un concert en présentiel et lorsque l’on écoute la même musique via des enregistrements presque parfaits, même dans de très bonnes conditions avec un bon son, on ne retrouve pas les mêmes émotions que quand on est dans la salle de concert. Ce sont d’autres émotions ! »
C’est vrai qu’après avoir passé des années à distance avec la pandémie, les cours m’ont paru compliqué à suivre avec la même énergie sur la durée. Nous sommes d’accord pour dire que le présentiel est très important dans ce secteur.
Toujours dans les innovations digitales présentes aujourd’hui, nous avons pu aborder l’intelligence artificielle et de l’impact que cela peut avoir sur les méthodologies de l’éducation supérieure.

Jean-Michel : « Alors une autre révolution qui est en cours, c’est l’arrivée de ce qu’on appelle l’intelligence artificielle. Ces innovations vont probablement changer, au moins en partie, notre rapport aux choses. On ne va plus pouvoir à un moment donné, demander des travaux simples d’écriture. Il va falloir juger autre chose dans les travaux d’écriture. On peut imaginer tous les systèmes que l’on veut. L’IA existe, donc forcément ça va être utilisé. Moi je compare un peu ça à l’invention de la machine à calculer qui, quand elle s’est démocratisée, ne nous a pas empêché d’apprendre à calculer. L’un ne va pas remplacer l’autre. On va quand même devoir apprendre aux enfants / aux ados à écrire, les enseignants continueront à leur apprendre à écrire correctement. Dans l’enseignement supérieur, il faudra trouver d’autres façons d’évaluer les apprentissages en tenant compte des avancées en IA. »
Curieuse de savoir comment avait été reçu l’apparition de la calculatrice (évoquée par Jean-Michel) dans le secteur de l’éducation supérieure, j’ai posé la question.
Jean-Luc : « En tant qu’étudiant, dans le cadre de cours de statistiques, on nous interdisait d’avoir des machines qui pouvaient mémoriser des bases de données. C’était la grande hantise à l’époque qu’on puisse avoir des réponses à des questions dans sa machine à calculer. Et ces craintes-là ont disparu au fil du temps parce qu’on s’est rendu compte que l’outil, il était là dans l’environnement professionnel et qu’il était intéressant de l’intégrer dans les apprentissages et les évaluations. Aujourd’hui, de plus en plus de professeurs autorisent l’utilisation des ordinateurs à l’examen. Ça oblige alors à repenser les questions. Se dire que ce ne sont plus des questions de connaissances pures qu’on va poser, mais plutôt des questions où l’on va devoir procéder à de l’analyse d’informations, à des recoupements, à de la production de solutions originales à partir de ce qui existe et en faisant preuve de créativité. Ça change complètement la façon de penser les examens. Ces ressources informatiques comme l’IA sont finalement comme des espèces de prothèses cognitives qui font de nous des individus améliorés, sans pour autant rentrer dans le transhumanisme… L’intelligence artificielle et d’autres ressources digitales vont nous permettre de faire plus de choses qu’on ne pouvait le faire avant leur avènement. Le tout quand on forme les étudiants, c’est de les amener à être capables d’utiliser ces outils de façon pertinente, à faire en sorte que cela ajoute une plus-value à leur professionnalisme (d’avoir été formé à l’utilisation de ces outils-là).

En effet, la calculatrice ne nous a pas empêchés de comprendre les mathématiques. C’est resté un outil et l’IA semble être destinée à la même chose : être un outil qui ne remplace pas la réflexion humaine. Toutefois, Emilio souhaite nous mettre en garde sur ces usages.
Emilio : « Il faut faire attention avec ces facilités justement parce que ce n’est pas l’intelligence artificielle qui va remplacer nos véritables responsabilités. Si l’humanité ne garde pas les connaissances et le savoir-faire dans le tête, alors en cas de catastrophe nous seront perdus et on devra recommencer de 0. Il faut faire très attention avec ça. La technologie il faut l’accepter, il faut l’utiliser sans jamais la refuser. On doit s’adapter avec créativité pour l’utiliser à notre service. Il ne faut pas en avoir peur mais il faut justement s’actualiser, connaître, chercher et poser des défis à nous-même et à nos étudiants. »
L’IA, si elle est utilisée à bon escient, pourrait apporter de belles choses dans le secteur de l’éducation supérieure et Jean-Luc l’a très bien illustré.
Jean-Luc : « On est peut-être à un moment de l’histoire par rapport à l’éducation, où on pourrait basculer dans des systèmes où les étudiants auront la possibilité d’apprendre à leur rythme mais également d’aller vers la formation qu’ils souhaitent, au moment où ils le veulent, avec des interruptions ou pas, avec la possibilité de reprendre une carrière, etc. Mais je vois que les systèmes éducatifs ne sont pas encore prêts à cela. Peut être que dans 10 ans, à la vitesse où ça va, notamment l’intelligence artificielle, on ne sera peut être plus du tout dans nos schémas classiques. On sera peut-être amené à organiser des parcours de formation individualisés et permettre que des individus aillent plus vite que d’autres dans ces parcours de formation. Il y aura probablement toujours des moments où on devra rencontrer des étudiants et les amener à travailler en groupe. Le contact humain me paraît incontournable mais plus de la même façon, ni avec la même permanence qu’aujourd’hui. »
Lors de nos récentes recherches sur la Masterclass, nous avons pu voir émerger ce genre de modèle. Alors stay tuned pour en savoir plus ! Rendez-vous le 2 mars à 9h30 avec la Team e-Education composée de Julie Joron, Isis Dunon, Aurélien Serra et moi-même.
Un grand merci à Jean-Michel RIGO, Jean-Luc GILLES et Emilio ALISS pour leur temps et leur gentillesse.


Aurane Manceau
Etudiante MBA Digital Marketing & Business