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Innovation dans l’industrie pharmaceutique, interview du Dr Thierry MARQUET

Interview Dr Thierry MARQUET

Directeur Senior de l’Accès des Patients à l’Innovation, Takeda France

« Dans 10 ans, les méga fusions ne seront plus entre laboratoires mais entre un gros de la tech ou du digital qui viendrait, via sa branche santé, s’allier aux laboratoires pharmaceutiques pour leur savoir-faire. C’est ce que je pressens mais à date, ce sont encore des mondes qui se regardent. »

 

Dernièrement, j’ai eu l’honneur d’interviewer le Docteur Thierry MARQUET, Senior Director de l’Accès des Patients à l’Innovation – chez Takeda France, et comme le dit si bien ma consœur Nathalie Lahitte qui a eu l’occasion de l’interviewer dans son podcast Pharma minds, « il s’agit d’un monument de la pharma française :

Gériatre de formation, il a eu plusieurs vies entre la clinique, la diplomatie et l’industrie pharmaceutique où il a exercé différents postes. Il se décrit comme atypique et reste avant tout médecin. » Je vous invite à l’écouter pour mieux connaître son histoire.

Ce sont donc ces valeurs liées à sa vocation de médecin qui le guident au travers de ses missions actuelles, tournées entre autres, autour de l’accès au marché, des affaires publiques et de la communication mais également, et ce sera l’objet de notre échange d’aujourd’hui, autour de l’innovation via la patient value et la donnée.

 Orateur lors de la dernière édition AI for Health 2023, il est d’ailleurs intervenu sur le consortium AGORiA santé pour accélérer le partage des données de santé à des fins de recherche, dont il fait partie avec le groupe Docaposte et AstraZeneca.

 L’objectif de mon interview était donc de pouvoir bénéficier de sa vision sur la thématique intelligence artificielle et data pour accélérer l’innovation en santé.  

Parlez- moi de vous, de votre fonction actuelle et ce qui vous a mené jusqu’ici ?

Je dirige depuis 8 ans le département de l’accès à l’innovation chez Takeda (initialement Shire qui a été racheté par Takeda). Je m’occupe de l’accès au marché dans toutes ses dimensions et également d’affaires publiques, gouvernementales, des relations avec les associations de patients et de la communication, un périmètre donc assez large et holistique qui reflète bien la complexité de l’écosystème français de la Santé et des produits de santé.

Avant cela j’ai été médecin diplomate Français au Vietnam, clinicien à l’APHP, en charge d’une unité de Médecine Interne Gériatrique de 120 lits, puis j’ai eu 19 ans de carrière dans les affaires médicales au sein de grands groupes de l’industrie pharmaceutique, dont deux autres laboratoires japonais en plus de Takeda.

J’ai eu, au cours de ces 8 dernières années, également la responsabilité de la filiale France Takeda puisque j’ai été General Manager ad intérim de Takeda France, au sortir de la crise sanitaire, expérience enrichissante mais une fonction à très grande responsabilité et donc sujette à une très forte pression, surtout pendant la pandémie de la COVID19.

Si je reviens au département dont je suis en charge, « Patient Value Demonstration and Access » il concerne les biotechnologies, les thérapies cellulaires, médicaments dérivés du plasma, et les vaccins. Il s’articule autour de 3 piliers :

  1. Le pilier évaluation des médicaments, ce qui inclut les dossiers dévaluation, de réévaluation, soumis aux commissions de la Haute Autorité de Santé (la HAS)
  2. Le pilier prix, les affaires économiques et les marchés hospitaliers publics et privés
  3. Le pilier épidémiologie, modélisation médico économique et celui de la génération de données, en particulier de vie réelle

L’accès est un sujet de plus en plus stratégique dans l’industrie pharmaceutique : 17% des produits n’ont pas de SMR (service médical rendu), et sont donc non remboursés en France, alors qu’ils ont pourtant une AMM (Autorisation de Mise sur le Marché) en Europe.

La partie dédiée à la génération de données elle, devient essentielle et en particulier les données en vie réelles (RWE data : real world evidence data) et la réutilisation de données via l’accès aux bases ou registres, ce que l’on appelle la secondary research.

 J’ai pour ainsi dire un métier « couteau suisse » qui implique des connaissances en médical, finance, business, réglementaire, légal, … C’est d’ailleurs grâce à ce bagage que l’on peut être innovant dans nos approches de négociation afin de convaincre la HAS ou le CEPS par exemple.

 

A quoi tient l’innovation selon vous ? En effet, on voit de plus en plus de partenariats entre laboratoires pharmaceutiques et start-ups dans la tech. Qu’en penser ?

La stratégie d’innovation dépend beaucoup de la culture du groupe.

Si l’on regarde du côté des Japonais pour lesquels j’ai travaillé au sein de 3 grands groupes, les découvertes sont académiques, l’innovation n’était donc pas in house (interne au laboratoire pharmaceutique), à la différence des Suisses et des Anglo-Saxons, à la culture plus orientée in house justement, mais pour eux aussi les choses changent avec de plus en plus d’acquisition de biotechs par exemple.

Aujourd’hui, effectivement il y a un mouvement de partenariats avec des start-ups, des biotechs car nous sommes fondamentalement des entreprises du risque, en termes de choix de développement, de pharmacovigilance, d’effets secondaires, mais aussi en termes de risques financiers.

Ce modèle économique de partenariats avec des écosystèmes diversifiés s’avère à mon sens plus rentable que l’in house qui demande une infrastructure et des ressources de plus en plus couteuses et qui jouent sur la rapidité du développement et sur la rentabilité in fine.

 

Si l’on prend justement un exemple de thérapie issue d’un partenariat entre industrie pharmaceutique et entreprise de tech, que penser des futurs droits de propriétés par exemple ?

 Ceux qui découvriront, qui créeront, ne sont pas ceux qui développeront, ni ceux qui géreront le business et la partie commerciale. Je pense que dans cette course à l’innovation, les compétences requises ne seront pas les mêmes.

C’est pour cela que je pense que concernant le digital et numérique de manière générale, l’industrie pharmaceutique est en retard par rapport à d’autres secteurs, au point que l’on pourrait prophétiser de se faire racheter par les géants de la tech tels que Google ou Amazon et non l’inverse ! Ils ont en effet l’infrastructure leur permettant de gérer les données, et c’est plutôt nous les laboratoires qui seraient en demande pour proposer de développer leurs découvertes.

Ainsi dans 10 ans, les méga fusions ne seront plus entre laboratoires mais entre un gros de la tech ou du digital qui viendrait dans sa branche santé, s’allier aux laboratoires pharmaceutiques pour leur savoir-faire.

C’est ce que je pressens mais à date, ce sont encore des mondes qui se regardent.

 

Si je fais un focus sur la partie data, pouvez-vous me parler du consortium AGORiA santé ?

Tout ce qui tourne autour de la technologie et du digital en santé est très long à maturer, et en particulier pour manipuler des données de santé qui par essence sont sensibles. Pour exemple, pour entrer dans le consortium, il a fallu plus d’un an pour mettre en place un contrat approprié car cela soulève beaucoup de nouvelles questions. Il faut être extrêmement motivés pour pouvoir dépasser ces problématiques contractuelles et trouver des solutions pour arriver à signer.

Il y a bien sûr ici un contexte spécifique européen voire français, lié par exemple au RGPD (le règlement général sur la protection des données) et à la CNIL (la commission nationale de l’informatique et des libertés) mais pas seulement, en effet la possibilité de stocker des données dans un entrepôt et de pouvoir les réutiliser n’est pas si simple.

Le projet AGORiA santé concrétise notre stratégie mondiale de Data Digital and Technology au travers des données de santé dans l’écosystème français, avec pour objectif de générer et de réutiliser des données pour améliorer la qualité de la démonstration en particulier sur des données de vie réelles. On s’est rendu compte que l’on était meilleurs lorsque l’on était à plusieurs pour y réfléchir, d’où l’idée du consortium. Docaposte, la poste santé a en effet un réel savoir-faire. Ils ont créé un écosystème grâce à pas mal d’acquisitions incluant des acteurs que je connaissais et en qui j’avais confiance. AstraZeneca a été le premier à intégrer ce projet, nous avons suivi et d’autres sont intéressés.

 

On a l’habitude de dire « pas d’IA sans data ». Pour les data, vous êtes en bonne voie. Et l’IA dans tout cela ?

L’intelligence artificielle et je le dis très humblement, n’est pas un domaine où je suis expert. J’ai beaucoup à apprendre. Peut-être que je suis aussi le témoin du retard qu’a l’industrie pharmaceutique dans ce domaine.

On n’a pas vu arriver aussi rapidement cette vague. Cela est peut-être générationnel mais par exemple, je n’ai jamais testé Chat GPT !

Avec le consortium AGORiA Santé par exemple, il y a tous les enjeux relatifs aux entrepôts de données et je ne sais pas comment l’IA pourra transcender la problématique de l’interopérabilité de la donnée par exemple. Il y a beaucoup d’attente autour de l’IA mais il y a également beaucoup de flou autour de ce sujet. `

Il y a l’IA dont tout le monde parle mais il faut également penser à la médecine algorithmique qui sans faire appel au deep learning, peut déjà avoir une réelle valeur ajoutée dans la prise de décision.

Il y a par ailleurs des domaines en médecine où l’IA a déjà fait ses preuves : l’imagerie par exemple. Pour AGORiA, nous avons pensé à l’imagerie mais l’infrastructure actuelle ne le permet pas à cause du poids digital de l’imagerie qui est colossal. La sobriété numérique est un facteur à prendre en compte, c’est indéniable. Cela dit, la valeur ajoutée de l’IA est incontestable dans les spécialités de médecine liées à l’imagerie comme l’anatomopathologie ou le diagnostic précoce qui vont nous faire faire des bonds gigantesques en dépassant la capacité de l’œil humain.

 L’IA pourrait également nous permettre de sous-segmenter les populations. Prenons la maladie l’Alzheimer pour exemple car je suis gériatre, et bien je suis persuadé que ce que l’on appelle maladie d’Alzheimer est en fait un groupement de choses sous-jacentes différentes. L’IA pourrait aider au remembrement d’entités nosologiques et mettre en évidence des sous-populations. Ce serait un pas absolument essentiel en particulier en Neurosciences et en santé mentale, le cerveau étant un organe tellement complexe. Les traitements seraient ainsi proposés aux patients les plus répondeurs grâce à une meilleure compréhension de la physiopathologie de la maladie.

 

Vous parliez dans le podcast de Nathalie Lahitte d’essais in silico (bras virtuels), j’ai également entendu parler de la méthode d’optimisation versus randomisation dans les essais cliniques qui permettrait de réduire le nombre de patients nécessaire, et donc à fortiori les délais et le coût des essais : comment voyez-vous ces approches se développer d’un point de vue validation par les autorités de santé ?

Prenons le domaine que je connais bien des maladies rares, il y a par définition peu de patients et l’accès doit être le plus rapide possible du fait du manque de thérapeutiques. Les bras synthétiques construits sur des modèles physiopathologiques de cohortes que l’on pourrait appareiller avec des patients traités permettraient de se passer de patients sous placebo. Le bras synthétique deviendrait le bras contrôle, l’essai serait plus rapide mais surtout plus éthique. Ces comparaisons sont valables aussi bien en recherche fondamentale, en recherche clinique de phase 2 et 3 mais aussi en vie réelle.

Les autorités en revanche ne sont pas encore prêtes. J’ai par exemple en 2017 proposé un essai in silico dans un dossier de transparence et cela a été pris en compte dans l’avis, mais pas vraiment contributif à l’évaluation.

La FDA et l’EMEA réfléchissent à ces méthodologies, et plus particulièrement pour les maladies rares. Il va falloir également que nos autorités évaluatrices, se forment et qu’elles recrutent des ressources expertes à même de pouvoir valider ces nouvelles approches en connaissances de causes, revoir les doctrines, tout cela prendra encore du temps mais on y viendra.

 

Suite à notre échange autour de l’IA, la data, l’innovation, y-a-t-il un sujet qui vous semble prioritaire sur lequel axer nos efforts ?

 Pour moi la chose à ne pas perdre de vue dans tous ces sujets est l’éthique.

Nous devons toujours tout ramener aux patients, qui doivent être contributifs de toutes nos réflexions car c’est avec leurs données que l’on travaille. Avant d’appartenir à la biotech, à la start-up ou au laboratoire, la donnée appartient avant tout au patient. J’en reviens aux fondamentaux et à ce que je suis c’est-à-dire un médecin, et je ne perds absolument jamais dans chacune de mes activités, cette fibre déontologique et éthique. Ça doit être le fil rouge permanent et continu. Là-dessus vous pouvez greffer tout le reste, les considérations environnementales, économiques etc.

Il faut donc faire avec les patients, leur expliquer, leur partager les résultats, en particulier avec les associations et leurs représentants.

Grâce à cela enfin, des questions vont émerger car l’utilisateur final a la connaissance du contexte d’utilisation de la solution, enfin, la confiance va aussi s’établir, et en santé c’est primordial.

Z

Que retenir?

Cet échange m’a permis à la lumière du Docteur Marquet, de rendre compte de l’importance de la donnée particulièrement dans l’industrie pharmaceutique et de son exploitation grâce aux nouvelles technologies au travers d’exemples concrets issus de sa propre expérience :

  • La diversité des profils mais aussi les partenariats avec les startups de la tech alimenteront demain l’innovation dans le secteur de l’industrie pharmaceutique.
  • Avec cela, les questions de propriété intellectuelle nécessitent une expertise et une réflexion approfondie pour trouver un équilibre entre la collaboration et la protection des droits. Serons-nous d’ailleurs toujours demain la pierre angulaire de l’innovation en santé ?
  • L’interopérabilité des données est un sujet crucial pour faciliter l’utilisation et le partage des données de santé. Il est important de trouver des solutions pour surmonter les obstacles technologiques et culturels liés à l’interopérabilité des données, afin de permettre une meilleure collaboration et une meilleure utilisation des informations. L’initiative AGORiA est un bon exemple de collaboration en ce sens.
  • Il serait intéressant d’explorer davantage les possibilités offertes par l’IA dans la recherche médicale, notamment en ce qui concerne le diagnostic par l’imagerie, la modélisation des maladies et enfin l’optimisation des essais cliniques.
  • Enfin, il est primordial de considérer les aspects éthiques dans toutes les discussions et décisions liées à la santé numérique, à l’IA et aux données de santé. Il est essentiel d’impliquer les patients dès le début, de partager les informations avec eux et de s’assurer que leurs intérêts et leur sécurité sont pris en compte.

En y appliquant les prérequis spécifiques du domaine de la santé que sont l’éthique, la confiance et la prise de risque mesuré, ces exemples de mesures concrètes favoriseront l’innovation responsable et l’amélioration des soins de santé, au travers des parcours de soins, de santé et de vie des patients.

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