Dans La Fracture, ouvrage publié en 2021, Frédéric Dabi et Stewart Chau s’appuient sur 5 grandes enquêtes réalisées par l’IFOP depuis 1957 pour explorer les attentes et les perceptions d’une jeunesse en perpétuel changement, qui ne ressemble ni à ses contemporains, ni à ses prédécesseurs.
En 1957, L’Express propose à l’IFOP de lancer une étude auprès des 15-29 ans, la toute première du genre. C’est cette jeunesse française que Françoise Giroud, fondatrice du journal, qualifie de « Nouvelle Vague », anticipant ainsi une mutation profonde des rapports générationnels dans les années 60, qui fera émerger la jeunesse comme une classe sociale en soi. Particulièrement scrutée par les politiques, cette étude sera reconduite 5 fois.
En confrontant les résultats obtenus au fil des années, le constat est sans appel. Il y a une double fracture. D’abord intergénérationnelle, avec une génération qui fait sécession avec les autres tranches de la population, mais également intragénérationnelle, tant il n’existe plus une jeunesse, mais DES jeunesses, mouvantes, hétéroclites et insaisissables.
Quelques points d’analyse à garder en tête :
Il y a aujourd’hui un rapport ambigu de la société à la jeunesse, qualifiée de « génération sacrifiée », « génération offensée » ou encore « génération COVID ». Il est communément admis « qu’il est dur d’avoir vingt ans en 2020 ». Paradoxalement, cette même génération, régulièrement pointée du doigt pour son individualisme, son égocentrisme et son consumérisme, accumule les jugements. Une image renforcée par le contexte sanitaire dont certains l’ont rendue responsable, et qui ravive la notion de conflit générationnel.
Autre fait marquant et véritable clivage générationnel : le niveau de bonheur. Des années 1950 aux années 1990, le niveau de bonheur déclaratif a connu une pente ascendante. Deux décennies plus tard, ce même chiffre s’effondre à 19% et l’optimisme n’a jamais été si rare. Pourtant, les années passées ont connu leur propre contexte d’instabilité (crise du SIDA dans les années 80, chômage des jeunes dans les années 90). Qu’est-ce qui explique alors ce niveau de malheur inédit ?
La triple crise (écologique, sociale et politique) a joué un rôle de catalyseur sur le sentiment de mélancolie ambiant. La crise COVID, dont l’impact s’est particulièrement fait sentir sur les moins de trente ans, a accentué le stress, l’impossibilité de se projeter, les difficultés d’insertion professionnelle… Ce manque d’optimisme est aussi lié à la perspective de devoir payer à long terme les dépenses liées au « quoi qu’il en coûte ». Ce qui prédomine, c’est avant tout un sentiment de malchance. Celui d’être nés à la mauvaise époque, comme un véritable retour du mal du siècle dont souffraient Musset et ses contemporains.
Aux racines de ce mal du siècle, une notion d’idéal totalement réfutée par une génération née dans la crise et qui y voit l’urgence d’y répondre. Le curseur des attentes s’est décalé, de l’idéal à l’action et l’impact. Cette crise du résultat et cette méfiance croissante face à la représentativité sont le produit d’un modèle sociétal (dans la consommation, dans
l’information…) basé sur la sur-individualisation. À force de sur-individualiser les expériences de vies et de s’adresser exclusivement à l’individu, le collectif n’est plus un espace dans lequel la jeunesse se reconnait.
Même les sujets et les enjeux les plus universels sont aujourd’hui abordés à travers le seul prisme de l’individualité. Pour exemple, la crise climatique avec près de la moitié des 18/25 ans qui déclarent souffrir d’éco-anxiété. Une détresse bien plus forte que celle de leurs aînés face au même sujet, notamment parce qu’ils se sentent affligés par leur impuissance personnelle à agir et non plus par l’échec collectif.
On note en revanche un repli sur la famille, seule cellule collective inéluctable. Sur les 30 dernières années, la modification du rôle de la cellule familiale est importante : ce n’est plus le lieu de la confrontation et de l’opposition comme dans les années 70 et 80, avec des questions de mœurs et d’usages.
Nous sommes donc face au paradoxe d’une société de l’individualisation extrême, qui entre en collision avec le besoin de faire société et de lier son « destin individuel » au collectif, face à des enjeux qui transcendent les clivages générationnels, géographiques ou sociaux.
Et pour les entreprises ? La nécessité d’une élévation collective, par des enjeux et une direction commune s’inscrit dans l’air du temps. Si, et seulement si, elle permet à tout un chacun d’entrevoir comment, à titre individuel, il s’inscrit dans ce collectif nécessaire.