Fiche de lecture : une analyse de Pierre Schweitzer

Lors de la rédaction de ma thèse professionnelle sur la digitalisation du journalisme musical, j’ai d’abord trouvé judicieux d’analyser la transformation numérique de l’industrie musicale. Parmi les ouvrages que j’ai étudiés, L’analyse économique de l’industrie de la musique et les conséquences du numérique sur la création et le transfert de valeur de Pierre Schweitzer fut très utile pour mes recherches. Résumé de cette analyse.

Informations sur l’ouvrage.

Paru en 2019 sur Droit, musique et numérique – Considérations croisées, Presses Universitaires d’Aix-Marseille.

19 pages.

Qui est Pierre Schweitzer ?

Pierre Schweitzer est maître de conférences associé, sciences économiques, chercheur, Aix-Marseille Université.  Il est par ailleurs consultant en stratégies de communication web et enseigne à l’ICES (en Vendée), et à l’IEJ-ECS de Marseille (école de journalisme et communication). Il est co-auteur d’un manuel de droit et économie du numérique chez Studyrama (2015).

Le contexte

L’industrie musicale a subi des transformations profondes suite à la révolution numérique. Cette dernière, en dématérialisant les supports, a contribué à la chute des revenus du secteur, avec l’apparition du téléchargement légal ou non. A l’heure où l’article est publié, le streaming remet sur le marché un modèle d’offre payante qui connaît un énorme succès et permet de créer de nouvelles sources de revenus.

La problématique

Suite à l’arrivée du numérique, la chaîne de valeur de l’industrie musicale s’est considérablement transformée avec l’apparition de nouveaux comportements du consommateur et l’arrivée de nouveaux entrants comme les plateformes de streaming. Face à ces bouleversements, les acteurs historiques se sont appuyés sur la défense des droits d’auteur pour garantir leurs revenus. L’essor des plateformes de streaming démontre qu’un nouveau modèle d’affaires générateur d’autres revenus est possible. Dans ce contexte, la législation actuelle sur les droits d’auteur est-elle encore adaptée ?

Résumé

L’article se divise en deux parties, la première est consacrée aux changements intervenus dans l’industrie musicale suite à la révolution numérique, la seconde à l’adaptation du droit aux nouvelles conditions du marché.

Première partie

Dans la première partie de son étude, l’auteur analyse l’évolution de l’industrie musicale suite à l’apparition de l’économie numérique. Cette mutation est due à quatre phénomènes concomitants :

  1. L’invention du format numérique
  2. L’augmentation constante des capacités de stockage
  3. L’arrivée des réseaux Internet
  4. L’apparition de logiciels de partage de fichiers et l’essor du P2P

Suite à ce bouleversement, les acteurs historiques s’engagent dans une bataille juridique pour interdire les nouveaux logiciels et les sites web concernés. Cette démarche se révélant peu efficaces, l’industrie se décide à proposer une offre de téléchargement légale et payante. Le succès de cette stratégie est très modeste.

Par ailleurs, de nouveaux acteurs débarquent sur le marché à l’instar d’Apple qui connaît un succès retentissant avec son iPod et sa plateforme associée iTunes. Toutefois les revenus générés n’arrivent pas à compenser la perte subie par la chute des ventes physiques.

Dernier acte de l’évolution : dans les années 2010, la pratique du streaming explose avec l’arrivée de plateformes comme Spotify, Rhapsody, Deezer et plus récemment Tidal ou Apple Music. Ses nouveaux acteurs introduisent sur le marché un modèle d’accès sous deux formes : gratuit avec publicités ou par abonnement avec accès illimité pour un tarif d’environ 10 euros. Résultat : l’industrie musicale a enfin retrouvé le niveau de revenus d’avant la crise.

L’auteur souligne également que contrairement à la théorie économique la baisse des revenus aurait dû entraîner une baisse des volumes et de la diversité de la production, ce qui n’a pas été le cas.

Pierre Schweitzer analyse ensuite les mutations de la musique suite à la révolution numérique et ses conséquences sur l’industrie. Selon l’auteur, la musique est devenue un « bien d’information numérique », ce qui entraîne plusieurs conséquences.

D’une part, c’est un bien à « coût marginal zéro », la production d’une unité supplémentaire ne coûtant quasiment rien. La théorie économique enseignant que dans un environnement concurrentiel le prix d’un bien tend à se rapprocher de son coût marginal, on a compris l’effet de cet effondrement du coût sur le prix d’un téléchargement.

D’autre part, un bien numérique comme la musique est un bien « non-rival », c’est-à-dire que sa consommation par un individu supplémentaire n’empiète pas sur celle des autres. En d’autres termes, tout le monde peut en profiter.

Enfin, la musique numérique est un bien difficilement « excluable », il n’est pas facile d’en réserver l’accès. A ce titre, les DRM (Digital Rights Management) n’ont pas réussi à limiter la reproduction des fichiers numériques.

A ces caractéristiques, il faut ajouter que les biens d’information numériques sont des biens d’expérience, c’est-à-dire qu’il faut les consommer pour les évaluer, ce qui explique le succès des plateformes de streaming qui ne demandent pas d’acheter les morceaux.

De ce fait, cette dématérialisation a nui à l’industrie musicale. En revanche, du côté des créateurs, les nouvelles technologies ont grandement facilité la production d’œuvres et la promotion des artistes via des plateformes comme YouTube ou les réseaux sociaux. Ce qui peut expliquer en partie le paradoxe énoncé plus haut d’une augmentation de la production malgré la baisse des recettes.

Néanmoins, Pierre Schweitzer souligne que si une création se transforme en succès, l’artiste ne peut se passer des majors qui détiennent toujours la puissance de frappe commerciale.

Deuxième partie

Dans la deuxième partie de l’article, Pierre Schweitzer aborde le sujet de la création et du transfert de valeur au sein du nouvel écosystème, en particulier les pratiques de piratage et le rôle des plateformes de streaming légales.

En mettant en cause leurs méthodes d’évaluation, l’auteur conteste les arguments des artistes, producteurs et, dans une moindre mesure, des distributeurs qui reprochent aux nouvelles plateformes de streaming de ne pas partager la création de valeur qu’elles génèrent. Toutefois, il concède que les artistes ont vu leurs revenus baisser suite à l’avènement du numérique.

Par la suite, Pierre Schweitzer analyse le succès des plateformes de streaming. Une telle réussite serait due à deux principaux facteurs. D’une part, l’incapacité des acteurs historiques à s’adapter aux nouvelles conditions du marché. Les raisons d’un tel immobilisme résident, selon lui, dans l’inertie des majors, leur trop grande confiance dans le modèle qui a fait leur succès et leur sous-estimation des solutions concurrentes. D’autre part, le succès du streaming tiendrait essentiellement dans la pertinence de l’offre qui ne se limite pas à l’écoute de morceaux mais à la proposition de nombreux services annexes : la facilité d’accès quel que soit l’appareil utilisé, le classement aisé des collections, l’écoute illimitée, l’absence de stockage, la suggestion de playlists et d’artistes adaptés au goût du consommateur…

Enfin, l’auteur analyse le problème du piratage. A contre-courant des reproches émis par les artistes et producteurs, il met en valeur les effets positifs de l’écoute illégale : son utilité sociale et, dans certains cas, sa capacité à accroître la consommation légale. La diffusion illégale favoriserait également la fréquentation des concerts qui constitue une source de revenus importante pour les artistes.

Dans ce dernier paragraphe, Pierre Schweitzer remet en cause la législation actuelle sur les droits d’auteur. En s’appuyant sur ce système juridique qui leur assure une forme de monopole, les acteurs historiques ont essayé de contrer l’arrivée sur le marché des plateformes de streaming. Cette bataille judiciaire et législative s’est révélée inefficace et coûteuse. L’auteur estime que la baisse des prix pratiquée par les nouvelles plateformes est justifiée, notamment au regard de la réaction positive des consommateurs vis-à-vis de la nouvelle offre et du fait que le musicien récupère de sa production une satisfaction autre que pécuniaire.

Enfin, l’auteur affirme que le système des droits d’auteur « créé une rareté artificielle injustifiée sur le plan économique, soit une sous-exploitation des ressources ». Il démontre que ce manque à gagner n’étant pas visible, c’est la situation des acteurs historiques qui est prise en compte par le législateur. D’autant plus que ces acteurs, contrairement aux consommateurs qui sont dispersés, possèdent la capacité de faire pression sur les pouvoirs publics pour maintenir le système en place et même obtenir l’allongement des périodes de protection. Selon Pierre Schweitzer, « nous avons basculé dans une logique de rente ».

En conclusion de son étude, l’auteur plaide pour une adaptation de la législation à l’évolution du marché. D’une part, le législateur doit tenir compte de la spécificité du bien musical dont la valeur repose désormais plus dans la manière dont on le distribue que dans son existence même. D’autre part, il doit faire preuve de pragmatisme en constatant que le consommateur réagit favorablement aux nouvelles conditions du marché et se méfier des biais de perception qui pourraient le conduire « à prendre en compte certains intérêts privés au détriment de l’intérêt public ».

Pourquoi cette analyse m’a été utile

Cette étude très synthétique m’a fourni de nombreuses informations pour mon analyse de la mutation de l’industrie musicale dont la presse musicale est partie prenante.

Elle m’a notamment permis de retracer avec pertinence les évolutions de l’industrie musicale à la suite de l’avènement du numérique. Elle décrit également les rapports de force entre les acteurs historiques et les nouveaux entrants en mettant en valeur l’enjeu central : la conservation du système des droits d’auteur comme pour maintenir le monopole existant.  Ensuite, elle explique les raisons du succès du streaming et les changements dans la création de valeur apportés par le nouveau modèle économique. Enfin, elle illustre et explique un phénomène que l’on constate dans d’autres secteurs de l’économie : l’inertie et le conservatisme des acteurs historiques face à la dématérialisation des biens et l’arrivée des pure players. Une constatation qui s’applique au secteur que j’ai étudié : la presse musicale française.