L’essor des legaltechs : bienvenue au Far West du droit

La transformation digitale a posé les rails d’une transformation plus générale et profonde de tous les secteurs d’activités. C’est notamment ainsi que la grande distribution puis les transports ont été touchés, les marques les plus topiques de ces mutations étant Amazon et Uber. Aujourd’hui, tous les secteur sont en passe d’être confrontés au digital, et donc d’être potentiellement « disruptés ». Il en va ainsi du droit avec l’essor des legaltechs.

La genèse : les legaltechs en sommeil

Historiquement, les professions juridiques sont des professions assez réglementées. Plusieurs raisons peuvent expliquer cet état de fait.

Tout d’abord, parce qu’elles sont héritées de pratiques de l’Ancien Régime (avocats, magistrats et huissiers de justice existaient avant 1789) et que de facto, elles en ont conservé un certain formalisme ainsi qu’un certain corporatisme. Sans qu’il y ait entente entre tous les avocats (loin s’en faut…), les mutations de ce métier se sont axées autour des pratiques : qui faisait du conseil, qui plaidait etc. Depuis le 1er janvier 2012 et la suppression des avoués en seconde instance, l’avocat est une sorte de super auxiliaire de justice, compétent de la constitution de votre contrat de société jusqu’à la représentation de vos intérêts devant la cour d’appel compétente.

Ensuite, parce qu’il y a un impératif de sécurité juridique. Il n’est pas possible pour le législateur de considérer qu’un citoyen puisse être abusé par un imposteur : les conséquences seraient bien trop importantes, tant économiquement que socialement. Ainsi, la plupart des auxiliaires de justice sont des professions réglementées, régies par des règlements professionnels stricts. La protection s’étend au champ pénal puisque l’usurpation du titre d’avocat ou encore l’exercice illégal du droit et de la profession d’avocat sont des infractions. C’est pour cela que les avocats prêtent serment, respectent une déontologie et le Réglement Intérieur National défini par le Conseil National des Barreaux. Tout cela valait sans trop que personne ne le remette en cause. Puis Uber est arrivé.

La chute : l’essor des legaltechs

Uber n’est pas un exemple anodin car il a ouvert une boîte de Pandore : il s’est attaqué à un marché réglementé. Surtout, Uber s’est attaqué à un marché qui, parce qu’il était en situation de monopole, pouvait se permettre de ne pas assurer un service optimal à son client : les critiques concernant les taxis à l’égard de leurs clients sont connues et anciennes. C’est un marché similaire à celui dont les avocats ou les notaires ont le monopole. Piqués au vif par l’explosion des start-ups juridiques anglo-saxonnes, certains français se disent qu’il serait temps de replacer l’utilisateur au centre. Ainsi naissent des legaltechs aux profils divers, mais qui sont venus secouer suffisamment le monopole pour provoquer l’ire du Conseil National des Barreaux. C’est dans ce contexte que naissent des legaltechs au profil divers :

  • Certaines vont épauler les avocats et les juristes (Doctrine.fr), en fournissant une jurisprudence et une documentation actualisée
  • D’autres vont simplifier la vie aux créateurs d’entreprises et autres start-ups (LegalStart, LegalVision, Captain Contrat, Rocket Lawyer) en fournissant des matrices de contrats qui sont ensuite seulement validés par les avocats ; on voit déjà la remise en question du rôle des avocats dans l’établissement d’un conseil qui, pour les situations simple, peut être quasiment entièrement pris en charge par ces plateformes.
  • D’autres encore vont permettre aux clients de trouver leur futur avocat, et éventuellement de le noter. La notation fait bien entendu grand débat dans la profession.

On peut donc légitimement parler de Far West : face à la course à l’or les shérifs (avocats) essaient tant bien que mal d’assurer un semblant d’organisation que certains malfrats (legaltechs « opportunistes ») vont essayer d’agiter… mais c’était sans compter sur les justiciers (appelons les legaltechs « vertueuses ») qui, sans être acquis politiquement aux shérifs, ont des valeurs morales fortes.

Les avocats ne partagent pas du tout les mêmes visions à l’égard des legaltechs, ou plus simplement des pratiques modernes concernant le droit. S’agissant de la notation des avocats par exemple (Lire le débat en entier sur Village de la justice) :


Malheureusement, c’est une évolution qui n’est pas nécessaire mais contrainte. Certaines legal start up qui traitent la prestation juridique comme un produit ont créé un besoin chez le consommateur, celui d’avoir des avis sur les avocats. Ce besoin a été créé et certains essaient de faire croire que cette évolution est inéluctable car si les consommateurs ne viennent pas consulter les avocats ce serait parce qu’ils ne pourraient pas les choisir en toute connaissance de cause à l’aide d’avis d’anciens clients

 


L’opacité du marché du droit fait partie des obstacles à son développement. Accepter d’être évalué, c’est aussi se contraindre à veiller à la qualité du service et plus seulement à la qualité de la prestation juridique. C’est aussi accepter l’idée d’une relation plus équilibrée entre le professionnel et son client.

 

Les tensions subsistent aujourd’hui et il semble important de faire la distinction entre les véritables « braconniers du droits » qui n’auront aucun scrupules à construire une fortune sur de mauvais conseils juridiques et les legaltechs « vertueuses » qui sont poursuivies par les ordres régionaux. Dernier exemple en date avec Demanderjustice.com, une plateforme qui permet de régler un litige devant le tribunal d’instance sans le ressort d’un avocat (dont la constitution devant le juge de proximité et le tribunal d’instance n’est pas obligatoire). Les instances ordinales (CNB et l’Ordre des avocats de Paris) ont bien tenté de poursuivre la société, mais les magistrats n’ont reconnu aucun fondement valable.

Ce qui est certain c’est que la plateforme connaît un véritable succès qui se comprend aisément : elle facilite la vie des utilisateurs qui, alors qu’ils n’y connaissent souvent rien en droit, sont confrontés à des difficultés. Il semble assez naturel que l’expérience utilisateur la plus inclusive, la plus économique et la plus ad hoc reconnaisse le plus grand succès.

Finalement, l’avenir des avocats se joue maintenant. Il y aura ceux, bercés par le conservatisme et le corporatisme, qui s’évertueront à lutter contre toute initiative, passant à côté de ce qu’il y a de bon dans la transformation digitale ; il y aura ceux qui, sans délaisser l’intérêt de leur histoire, de leur organisation et de leur déontologie, sauront collaborer ou créer des solutions innovantes pour replacer le client, trop souvent oublié en droit, au centre. Car n’oublions pas qu’en matière judiciaire, l’avocat est avant tout un représentant ad litem, c’est-à -dire qu’il reçoit par une personne le mandat de la représenter en justice : il « n’est qu’un » intermédiaire utile au client. A cet égard, l’auteur a son avis sur la question : en matière économique, Darwin est souvent du côté du client.